Neutralité du net : guerre idéologique, guerre économique ?

Nul doute qu’en nommant Aijit Pai comme président de la Federal Communications Commission, l’équivalent de l’ARCEP aux Etats-Unis, Donald Trump savait qu’il ajouterait une controverse de plus à un début de mandat déjà bien chargé.

En effet, l’ancien juriste de Verizon a très rapidement fait de la fin de la neutralité du net son cheval de bataille, rouvrant un feuilleton trouvant son origine au début des années 2000 et que l’on pensait fermé en 2015 sous l’impulsion de l’administration Obama avec la reconnaissance d’Internet comme « bien commun », garantissant de facto la neutralité du réseau.

Principe fondateur dans le développement d’Internet, la neutralité du réseau suppose qu’il n’existe pas de hiérarchie dans le transit des données : aucun internaute, aucun producteur de contenu ne bénéficie d’une quelconque priorité dans l’accès ou la diffusion des données dans le réseau, mettant sur un pied d’égalité toutes les parties prenantes.

Pour cela, les Fournisseurs d’Accès à Internet doivent s’en tenir à un simple rôle de transmetteurs d’informations. C’est ce que l’abrogation de la neutralité du net renverse en mettant les opérateurs de télécoms en position de filtrer l’accès à certaines données, à en ralentir l’accès à d’autres ou de permettre à certains de s’offrir un accès prioritaire moyennant une contrepartie financière.

La perspective d’un Internet perdant une de ses caractéristiques fondamentales provoqua cet été aux Etats-Unis une vague d’émotion menant à l’organisation de campagnes d’éducation et de sensibilisation à la fin de la neutralité du net et à ses périls. S’unissant dans un intérêt commun, GAFA et mastodontes des nouvelles technologies tels que Twitter, Snapchat, Netflix, Reddit ou encore Youtube organisèrent le 13 juillet 2017 une journée d’action qui, en ralentissant volontairement l’accès à leurs services et empêchant l’accès à certains contenus, permettait à tout internaute d’avoir un aperçu concret de l’Internet post-neutralité.

La sphère politique resta sourde à ce travail initié par les acteurs d’Internet et, malgré un fort écho populaire, la neutralité de net aux Etats-Unis fut abrogée le 13 décembre dernier.

Au-delà des enjeux idéologiques associés à un Internet qui aurait perdu sa neutralité, les implications économiques et politiques d’un Internet à plusieurs vitesses ne sont pas en reste. Le but de cet article sera alors de voir les implications d’un net qui ne serait plus neutre en exposant les différents intérêts qui rentrent en jeu aux Etats-Unis.

L’utopie technologique d’Internet

Similaire en bien des points à des infrastructures telles que les routes, le chemin de fer ou le réseau électrique, Internet a acquis durant son développement et de par son étroite relation avec le World Wide Web une essence particulière qui est à l’origine de l’ampleur des réactions suscitées par l’abrogation de la neutralité du net.

Aujourd’hui, il s’agit d’un élément incontournable de nos sociétés tant par sa dimension sociale que par l’assise qu’il confère aux systèmes économiques : gestion administrative, gestion des infrastructures, marché de l’emploi, consommation, éducation ou loisirs, Internet est présent directement ou indirectement dans chacun des aspects de nos vies.

La manifestation la plus évidente d’Internet se fait à travers le World Wide Web, un réseau décentralisé fait de renvois de pages en pages grâce aux liens hypertextes, permettant à chacun de créer, d’accéder à ou de diffuser du contenu.

L’apparition et la démocratisation du web n’est pas le fruit d’une logique commerciale mais avant tout éducative. Les pionniers du web étaient majoritairement des universitaires qui voyaient dans le web un moyen de travailler, de coopérer et de faire avancer la recherche scientifique en passant outre les contraintes du monde physique grâce à la possibilité de travailler collectivement et en temps réel sans se trouver dans le même espace. Cette dimension éducative a vite conféré au web une dimension libératrice et progressiste offrant l’idée d’un monde alternatif, vierge de l’impact des logiques marchandes pour se concentrer sur l’idée d’un progrès humain auquel chacun peut contribuer, comme en témoigne la Déclaration d’Indépendance du Cyberespace publiée en 1996 par John Perry Barlow.

C’est dans la lignée de cette idéologie que va ensuite se développer le web 2.0, terme utilisé pour décrire le développement de la dimension sociale du web avec l’émergence des premiers réseaux sociaux tels que MySpace, les possibilités d’expressions personnelles offertes par les blogs, le développement de la première encyclopédie collaborative qu’est Wikipédia ou la possibilité de se former en communautés virtuelles autour de forums.

Le web va progressivement devenir une extension de la personnalité de ses utilisateurs, un lieu où il est possible de mener une nouvelle existence détachée de son existence physique, d’appartenir à une communauté unie autours d’intérêts commun, un lieu sans discriminations et axé sur la création et la diffusion d’un savoir collectif.

L’apogée de ce sentiment créé par le web se trouve peut-être en 2011 où Internet a été le socle de l’émergence de mouvements contestataires à travers le monde : les révolutions du Printemps Arabe avec le rôle de Facebook dans l’appel à la contestation du pouvoir politique place Tahrir en Egypte, ou dans la coordination de manifestations et l’expérimentation de nouvelles formes d’expression du pouvoir aux Etats-Unis lors du mouvement « Occupy Wall Street ».

C’est cette histoire du net, présente dans l’inconscient collectif qui vient expliquer l’ampleur des réactions suscitées par les débats autour de la neutralité du net ; l’idée d’un Internet bridé, censuré et dont l’expérience retirée n’étant que le résultat de l’investissement financier concédé par son utilisateur étant en opposition radicale avec l’idée qui a mené le net à connaitre la popularité dont il jouit aujourd’hui.

Mais sous ces considérations se trouvent aussi des enjeux bien plus réalistes ; Internet représente un formidable marché où chacun veut avoir sa part du gâteau. Pour les FAI, rejeter la neutralité du net revient à s’en octroyer une large part.

Winner takes it all

Le développement des technologies numériques a mené à l’émergence de nouveaux services encore inexistants il y a quelques années : services de streaming musical avec des entreprises telles que Deezer, Spotify ou Apple Music ; services de streaming vidéo avec Netflix ou Youtube ; services de Cloud qu’offrent Amazon, Apple ou Google ; services de VTC avec Uber ou Lyft ; services VOIP avec Skype, Facetime ou WhatsApp …

Si les applications de ces services sont diverses et variées, elles partagent toutes comme point commun de se servir d’Internet comme infrastructure de base dont la continuité est assurée pour les Fournisseurs d’Accès à Internet par le biais de leurs « tuyaux ».

A ces nouveaux services s’ajoutent des nouveaux usages : le développement du piratage informatique a profondément modifié notre relation à la consommation de biens culturels, de loisirs ou nos manières de nous informer en introduisant le principe de la gratuité. Il suffit aujourd’hui d’une connexion à Internet pour avoir droit d’entrée dans la plus grande bibliothèque et vidéothèque mondiale permettant de consommer films, musiques, articles de presse, articles de recherche scientifique sans avoir à effectuer le moindre paiement.

Cette généralisation de la gratuité sur Internet ne s’est pas faite sans perdants : incapables de vendre des biens maintenant accessibles gratuitement sur net, les grandes industries culturelles, médiatiques et acteurs historiques de l’Entertainment virent leur rentabilité s’effondrer et furent contraintes de se restructurer pour survivre dans ce nouveau paradigme.

Cette lutte pour la neutralité du net aux Etats-Unis s’explique largement par les liens qui existent entre Fournisseurs d’Accès à Internet et industries médiatiques, et la manière dont les nouveaux acteurs d’Internet viennent s’insérer sur le marché d’Internet.

Des opérateurs tels qu’AT&T, Comcast, Verizon ou Time-Warner sont d’énormes conglomérats qui sont propriétaires des acteurs qui ont été directement impactés par la généralisation du gratuit sur Internet : les studios Universal, Dreamworks, la Warner Brothers Company pour ne citer que les plus connus …

Sans neutralité du net, ces opérateurs sont en mesure de prendre des mesures visant à limiter l’impact du téléchargement illégal en bloquant certains protocoles tels que Bittorent, une pratique que l’opérateur Comcast avait déjà mise en pratique en 2007 avant d’être condamné.

Ces entreprises étant aussi productrices de contenu, elles ont la possibilité par la mise en place de « péages » sur Internet de décourager les consommateurs qui souhaiteraient accéder à des services qui ne sont pas produits par leurs fournisseur d’accès : un client d’AT&T pourrait librement accéder à des chaines telles que HBO ou CNN, profiter de services de VOD proposant des films de la Warner Bros, mais se voir demander le paiement d’une option s’il souhaite accéder à certains services de Google ou d’un autre opérateur.

Pour accentuer ce phénomène, les opérateurs auraient aussi la possibilité de demander aux plateformes faisant une utilisation intensive de bande passante le paiement d’une redevance pour accéder au réseau : c’est le cas de services tels que Youtube, Netflix, Spotify qui se retrouveraient désavantagés face aux services propriétaires des opérateurs car supportant des coûts structurellement plus élevés que leurs concurrents liés aux FAI.

Pourquoi de telles pratiques pourraient être appliquées ? Après des années de récession, les chiffres d’affaires des industries du divertissement trouvent un nouveau souffle dans ces nouveaux services apparus sur le net avec notamment la prépondérance du streaming. En innovant et en substituant au droit de propriété un droit d’accès à un catalogue, des entreprises comme Apple, Spotify ou Netflix ont été en mesure en créer un nouveau marché qui connait aujourd’hui une forte croissance. En revanche, la qualité de ces services est tributaire de la qualité de la connexion Internet qui doit offrir un débit suffisant pour que le service puisse être utilisé sans ralentissements, et de la qualité du catalogue proposé sur ces services qui est obtenu auprès des majors et sociétés de production qui sont elles aussi propriétés des conglomérats d’opérateurs télécoms.

En rejetant la neutralité du net, ces conglomérats auraient alors la possibilité de se réapproprier progressivement la valeur générée par ces nouveaux services qui utilisent le réseau Internet et de réaffirmer leurs positions dominantes sur ces marchés.

Néanmoins, le marché du divertissement n’est pas le seul à être lucratif sur Internet, comme en témoigne la domination des GAFA, empires numériques qui se sont bâtis sur les revenus de la publicité ciblée.

Pour être en capacité de proposer cette publicité ciblée aux gouts des consommateurs, les GAFA reposent sur un modèle de collecte des données personnelles générées par les internautes qui sont ensuite analysées par l’intermédiaires de solution Big Data et d’algorithmes d’Intelligence Artificielle pour déterminer des profils de consommateurs qui seront revendus aux annonceurs. On parle alors de « marchés bifaces ».

La mise en place de telles solutions nécessite d’avoir accès à un important volume de données, un volume de données qui se constitue grâce au trafic des internautes. Pour Google, Apple ou Facebook dont les services sont chaque jour utilisés par des centaines de millions d’internautes, il s’agit d’une véritable mine d’or qui attise les convoitises de ceux qui permettent à ces entreprises d’exister : les Fournisseurs d’Accès à Internet.

Pour Roger Kamena, Daniel Lemire et Nicolas Scott, le rejet de la neutralité du net est une des stratégies mises en place afin que les Fournisseurs d’Accès à Internet puissent s’approprier une partie de ces données personnelles.

En 2015, l’opérateur Verizon rachetait AOL, un de ses concurrents mais surtout propriétaire d’une des technologies les plus efficaces en ce qui concerne la collecte et la valorisation des données personnelles des internautes par le biais du machine-learning et du deep-learning.

Peu de temps après, Verizon rachetait Yahoo!, principal concurrent de Google dans le domaine des moteurs de recherches.

Grâce à ces acquisitions et la possibilité d’impacter les flux d’internautes en priorisant ses services et défavorisant ses concurrents, Verizon possède maintenant la capacité de venir concurrencer Google, avec comme avantage supplémentaire de pouvoir rediriger et garder captive sa « matière première ».

La neutralité du net, une panacée ?

Nous sommes témoins d’une guerre économique entre les acteurs d’Internet cherchant à se créer une situation de monopole, et où l’idéologie originelle d’Internet est directement utilisée comme moyen de mobilisation pour défendre l’architecture du net et maintenir les forces déjà présentes en place.

Si cette stratégie semble pour l’instant pencher en faveur des GAFA et nouvelles entreprises du net, il faut tout de même souligner que cette lutte pour un net neutre arrive à une période sensible pour ces acteurs.

Avec la médiatisation des fake news et la révélation de campagnes d’astro-turfing sur les réseaux sociaux, Facebook a récemment annoncé sa volonté de revoir le fonctionnement de son algorithme au prix de sa rentabilité financière pour recentrer les publications du fil d’actualités sur les publications des amis et des proches. Si le but officiel est de restaurer une confiance érodée envers le réseau, il s’agit aussi de redynamiser un engagement en déclin sur la plateforme.

De la même manière, le slogan « Don’t be evil » de Google commence à apparaitre pour beaucoup comme étant cyniquement prémonitoire. De par la taille du groupe, le volume de données collectées et ses investissements dans des technologies innovantes telles que l’Intelligence Artificielle, l’entreprise semble se diriger vers un niveau d’omniscience comparé ad nauseam avec le roman 1984 de George Orwell et sa figure Big Brother.

Si la firme de Cupertino n’est pas encore en proie à ces problèmes reputationnels, elle semble en revanche consciente de la problématique grandissante de l’éthique de la collecte des données personnelles et intègre depuis peu sur son navigateur Safari des solutions protégeant l’anonymat des internautes, rendant au passage les données personnelles de ses clients plus difficilement exploitables par ses concurrents.

Des entreprises comme Uber qui étaient il y a encore quelques années vues comme à la pointe du progrès sont maintenant décrédibilisées face à la révélation de pratiques douteuses. Des entreprises telles que Twitter, Spotify ou Netflix peinent toujours à trouver un équilibre financier et un modèle de développement viable à long terme.

Derrière un front commun présenté contre les opposants à la neutralité du net apparaissent des fêlures qui pourraient à terme mener à un désintérêt pour la cause : est-il nécessaire de se battre pour un système qui a permis l’émergence d’une entreprise qui en sait plus sur nous que les Etats ? Ou qui a permis d’affaiblir la démocratie par la désinformation ?

Si cette vision est probablement trop radicale pour être crédible énoncée comme telle, le rapport que nous entretenons avec le net et sa neutralité est forcément lié aux bénéfices que nous en tirons et aux valeurs que nous y associons. Ces bénéfices viendrait-il à changer et l’idéologie dominante sur le net viendrait-elle à dévier que l’enjeu de la neutralité du net ne pourrait plus sembler être une cause aussi valable qu’elle ne l’apparait aujourd’hui.

Par Benoit Fournier, promotion 2017-2018 du M2 IESCI

Bibliographie

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Ellis, D. (2017, Décembre 14). Net Neutrality Isn’t the Endgame. Récupéré sur DavidEllis: http://www.davidellis.ca/net-neutrality-isnt-the-endgame/

Roger Kamena, D. L. (2018, Janvier 19). The Data War Behind Net Neutrality. Récupéré sur The Conversation: http://theconversation.com/the-data-war-behind-net-neutrality-89644

Selyukh, A. (2016, Octobre 28). Big Media Companies And Their Many Brands — In One Chart. Récupéré sur NPR: https://www.npr.org/sections/alltechconsidered/2016/10/28/499495517/big-media-companies-and-their-many-brands-in-one-chart

Timmons, H. (2017, Novembre 22). Who is Ajit Pai, the “Trump soldier” remaking America’s internet? Récupéré sur Quartz: https://qz.com/1133973/net-neutrality-who-is-ajit-pai-the-trump-soldier-coming-for-your-internet/

Wu, T. (2003). Network Neutrality, Broadband Discrimination. Journal of Telecommunications and High Technology Law, 39.

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