L’impact de la Covid-19 sur l’industrie de la défense

Avant la crise sanitaire de la Covid-19, les acteurs de l’industrie de la défense réalisèrent d’excellentes performances en 2019

Dassault Aviation, constructeur aéronautique et fierté de la famille Bloch depuis 1929, atteignit des chiffres records en 2019. En effet, l’entreprise réalisa 4.2 milliards d’euros de chiffre d’affaires pour l’activité défense export, 2.2 milliards d’euros pour l’activité vente de Falcon et enfin 900 millions d’euros pour l’activité défense France, soit un total de 7.3 milliards d’euros. Ce qui représente une augmentation de 45.3 % par rapport au CA de 2018 (5.024 milliards d’euros en 2018). Le résultat net de Dassault Aviation évolua de 681 millions d’euros en 2018 à 814 millions d’euros en 2019, soit une augmentation de 19.53%.

Le groupe Safran, créé en 2005 et présent dans les domaines de l’aéronautique et de la défense, a aussi connu une belle année 2019. Effectivement, à travers le développement simultané de ses divisions « Propulsion », « Equipements aéronautiques, Défense et Aerosystems » et « Aircraft Interiors », Safran réussit à réaliser un chiffre d’affaire de 24.64 milliards d’euros en 2019. Soit une augmentation de 17% par rapport au CA de 2018 (21.05 milliards d’euros en 2018). Son résultat net évolua ainsi de 1.981 milliard d’euros en 2018 à 2.665 milliards d’euros en 2019, représentant une augmentation de 34%.

Enfin, le groupe Thalès n’est pas en reste. Autre grand acteur de l’industrie de la défense, spécialisé dans l’aérospatiale, la défense, la sécurité et le transport terrestre, Thalès connut une année 2019 marquée par l’intégration réussie de Gemalto, entreprise spécialisée dans le secteur de la sécurité numérique. Le dynamisme des commandes a ainsi permis au groupe de réaliser un chiffre d’affaires de 18.4 milliards d’euros au titre de l’année 2019. Soit une augmentation de 16% par rapport au CA de 2018 (15.86 milliards d’euros en 2018). Le résultat net de l’entreprise évolua ainsi de 1.178 milliard d’euros en 2018 à 1.405 milliard d’euros en 2019, ce qui représente une augmentation de 19.27%.

Toutefois l’industrie de la défense est fragilisée par la crise sanitaire

La stabilité et la pérennité d’un complexe militaro-industriel installé depuis de nombreuses années semblent s’ébranler face à la pandémie de Covid-19.

Les premières craintes d’un effet de la crise sur l’industrie de la défense ont été exprimées par le ministère des Armées à travers une réponse à une question du député Les Républicains François Cornut-Gentille : « les répercussions de la crise du Covid-19 sur l’entrée en vigueur en 2020 de certains contrats ou la réalisation de certains prospects sont à craindre ».

Au fur et à mesure de la publication des notes de conjoncture de la part de l’Insee, le ton se faisait plus grave. La dernière d’entre elles, publiée le 6 octobre 2020, indiquait ainsi que l’épidémie s’inscrit dans la durée. Le rapport d’information, déposé à l’Assemblée Nationale le 29 octobre 2020 par la commission des affaires européennes sur la relance dans le secteur de la défense, est quant à lui sans équivoque. En effet, il indique clairement que les entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD) s’affaiblissent. Le rapport souligne que les entreprises de défense font face à une double crise. D’une part, une crise de l’offre, expliquée par un arrêt brutal de la production des entreprises et en conséquence une dégradation de leur trésorerie. Bien que l’activité ait retrouvé un rythme acceptable, les protocoles sanitaires provoquent des surcoûts évalués par le PDG de Naval Group, entre 10% et 20% du coût de production. Réduisant ainsi l’efficacité et la productivité des entreprises du secteur. D’autre part, une crise de la demande, particulièrement pour les entreprises à l’activité duale, c’est-à-dire celles dont les clients sont militaires et civils. La filière aéronautique en est un parfait exemple, subissant de plein fouet les conséquences de l’effondrement du trafic aérien international.

Enfin, le cycle long de l’armement met en perspective les effets d’annulation de commandes principalement motivées par les contraintes budgétaires des Etats, qui pourraient provoquer des baisses de chiffre d’affaires évaluées jusqu’à 50% par Éric Béranger, PDG de MBDA, leader européen dans la conception de missiles et de système de missiles.

Les acteurs de l’industrie de la défense se montrent particulièrement résilients

L’industrie de la défense est un des rares secteurs industriels qui bénéficie encore des commandes pré-Covid-19. En effet, comme l’indique Fanny Coulomb, Maître de conférences en Sciences économiques à l’Université Pierre Mendès-France (Grenoble) : « La production de défense est marquée par des cycles longs. Ça n’est que dans trois ou quatre ans qu’on verra l’effet des baisses de commandes actuelles ».

Ainsi, bien que la pandémie de Covid-19 malmène fortement l’entreprise, Dassault Aviation maintient de nombreux objectifs. D’abord, la stabilité des investissements en R&D, notamment pour le développement des avions d’affaires Falcon 6X et NX. Ensuite, la continuité des investissements dédiés à la modernisation des outils industriels et à la digitalisation. L’entreprise considère également, après une crise à traverser, que la demande en aviation d’affaires sera en forte hausse durant la période de reconstruction de l’économie qui suivra. L’objectif est donc d’être en capacité de proposer à ce moment-clé les produits les plus pertinents.

Un des axes est, par exemple, le développement d’avions décarbonés. Enfin, Dassault Aviation se concentre sur les exigences en termes de compétitivité en veillant à maîtriser ses coûts tout au long de sa chaîne de valeur. N’oublions pas de souligner l’achat salvateur de Medidata, entreprise américaine dont l’activité et le développement de logiciel médicaux. En effet, il permet de place Dassault Aviation comme un acteur fort de cette crise sanitaire, 60% des essais cliniques étant réalisés à l’aide de technologies issues de Medidata. En outre, les ventes de rafales ont également connu un succès en début d’année 2021, avec la commande de 18 avions par la Grèce dont 6 avions à construire chez Dassault pour 2023 et 12 jets d’occasion.

Le groupe Safran a mis en place un plan d’adaptation dont l’objectif est la réduction des coûts, en assurant la préservation de ses capacités d’innovation. Cela se traduit notamment par un moratoire du programme d’investissement, une réévaluation des objectifs de R&D, une gestion prudente de la trésorerie à très court terme et un retrait de la proposition de dividende au titre de l’année 2019. Concernant les performances commerciales, les signes positifs sont nombreux. En effet, la reprise des ventes du modèle 737 MAX de Boeing en fin d’année 2020 est une bonne nouvelle pour la commercialisation des moteurs LEAP-1B.

Cette période de réduction des coûts de la part de l’ensemble des compagnies aériennes favorise l’activité des avions les plus économes, équipés notamment du moteur LEAP-1A tel que le A320neo d’Airbus. De plus, le service après-vente est soutenu par la reprise de l’activité aérienne intérieure de la Chine revenue à un niveau quasi-normal. Enfin, l’enregistrement de nouveaux contrats dans le cadre des activités de Défense pour des systèmes optroniques d’observation Euroflir.

Thalès a pour sa part mis en place un plan d’adaptation à la crise en définissant des objectifs de maintien des capacités productives, de limitation des impacts industriels et financiers et de renforcement des capacités de financement dans une hypothèse d’intensification ou de prolongement de la crise. Ces objectifs s’expriment à travers des mesures telles que le gel des projets d’investissement non prioritaires, une forte réduction des dépenses discrétionnaires, une maîtrise du besoin en fonds de roulement et une suppression du solde du dividende 2019, permettant ainsi à l’entreprise d’économiser 430 millions d’euros. Enfin, Thalès a récemment remporté un appel d’offres international diffusé par l’OTAN pour la fourniture d’un cloud militaire appelé « Nexium Defence Cloud ».

L’industrie de la défense fait face à un important risque de sécurité d’approvisionnement

En 2018, on dénombre 1190 entreprises au sein de la BITD française. Parmi celles-ci, il y a d’une part, les principaux maîtres d’œuvre de défense tels que Airbus Group, Dassault Aviation, MBDA, Safran ou encore Thalès ; et d’autre part, un tissu industriel très riche et hétérogène composé de micro-entreprises, de PME et d’ETI hiérarchisées en rang dans un système de chaîne d’approvisionnement.

Les PME et les ETI représentent la majeure partie de la BITD avec une part respective de 79.32 % et de 16.89 % en 2018. Tandis que les Grandes Entreprises ne représentent que 3.79 %. Cependant, ces dernières sont à l’origine de 64% du chiffre d’affaires généré en 2018.

Toutefois, il est essentiel de souligner que ce chiffre d’affaires irrigue tout un écosystème de la chaîne de valeur de la BITD. En effet, comme le souligne le rapport d’information n°605, fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, et déposé au Sénat le 8 juillet 2020 : « lorsque Thalès remporte un contrat, la valeur du produit qui correspond au fournisseur est en moyenne de 50 %. Dans certains cas, la valeur revenant aux sous-traitants peut atteindre 70 % ».

Ainsi, la stabilité et la performance des géants de l’industrie de la défense reposent sur la qualité et la solidité de leurs sous-traitants. Ces caractéristiques de la BITD mettent en relief un risque de tension de la chaîne d’approvisionnement et d’effet domino. En effet, un affaiblissement des maillons de la chaîne d’approvisionnement fragiliserait l’ensemble écosystémique de l’industrie de la défense, de la micro-entreprise au grand maître d’œuvre de défense. Le rapport de MM. Benjamin Griveaux et Jean-Louis Thiériot sur la place de l’industrie de la défense dans la politique de relance 2020 a d’ailleurs, d’ores-et-déjà, cartographié des dizaines d’entreprises vulnérables dont 70 pour la seule division aéronautique.

Affaiblissement économique, oui, mais qu’en est-il de l’aspect cognitif ? En France, la R&D de la BITD est de nature duale, c’est-à-dire dans l’objectif d’une utilisation militaire et civile, pour des raisons de réorganisation et d’optimisation des dépenses publiques. Le développement de la connaissance militaire est crucial dans l’avènement de technologies majeures (Forman, 1987) et influence positivement la croissance économique, notamment par l’augmentation de la productivité (Ruttan, 2004). Par conséquent, la situation actuelle de crise sanitaire du Covid-19 pourrait provoquer un affaiblissement, une fragilisation, voire une disparition des petites entreprises de la BITD.

A terme, comme souligné par le rapport d’information, déposé à l’Assemblée Nationale le 29 octobre 2020 par la commission des affaires européennes sur la relance dans le secteur de la défense, la sécurité d’approvisionnement indispensable à la souveraineté des armées françaises pourrait être remise en cause. De plus, 88% des entreprises de la BITD dépendent d’un groupe français. Comme l’indique Cathy Dolignon (2018), « cela montre que la BITD française représente potentiellement un poids important dans l’activité économique française, et que dans un intérêt de préservation de la souveraineté nationale de ses équipements de défense, le secteur de la défense privilégie une réalisation de sa production sur le territoire français ou au sein des pays alliés ». Un affaiblissement des entreprises françaises favoriserait alors des entreprises étrangères, ce qui pourrait accentuer la fragilisation de la souveraineté des armées françaises.

Etude réalisée par, Daniel BOSSELET, Ayoub NAJJARI et Florian HAMON, étudiants en master IESCI

Bibliographie

Articles de revues scientifiques

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Rapports

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Articles de presse

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Calvi, Y. Petillaut, V. ( 2020, 16 septembre). Coronavirus : “Il faut qu’on arrive à tenir deux, trois ans”, espère le PDG de Dassault Aviation. https://www.rtl.fr/actu/debats-societe/coronavirus-il-faut-qu-on-arrive-a-tenir-deux-trois-ans-espere-le-pdg-de-dassault-aviation-7800805773

Cabirol, M. (2020, 27 février). Dassault Aviation a volé vers un “record absolu” d’activité en 2019. La tribune. https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/dassault-aviation-a-vole-vers-un-record-absolu-d-activite-en-2019-840745.html

Gros, M. (2019, 13 juin). Dassault Systèmes rachète Medidata pour 5.8 Md$. Le monde informatique. https://www.lemondeinformatique.fr/actualites/lire-dassault-systemes-rachete-medidata-pour-5-8-md$-75618.html

Guillermard, V. (2020, 23 juillet). Face à la crise du Covid-19, Dassault Aviation ne baisse pas la garde. Le Figaro. https://www.lefigaro.fr/societes/face-a-la-crise-du-covid-19-dassault-aviation-ne-baisse-pas-la-garde-20200723

Guillot, R. (2020, 30 octobre).  Le Groupe Safran montre sa résilience face à la crise au troisième trimestre. https://www.journal-aviation.com/actualites/45410-le-groupe-safran-montre-sa-resilience-au-troisieme-trimestre

Lamigeon, V. (2020, 19 septembre). Covid-19: Safran résiste au crash de l’aérien en sabrant dans ses coûts. https://www.challenges.fr/entreprise/safran-maintient-le-cap-en-lachant-du-lest_727631

Rédaction (2020, 27 mars). Covid-19 : Safran renonce à ses objectifs 2020 et supprime son dividende. https://www.zonebourse.com/cours/action/SAFRAN-4696/actualite/Covid-19-Safran-renonce-a-ses-objectifs-2020-et-supprime-son-dividende-30261729/

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