« Avec la mondialisation, nous sommes tous interdépendants. On disait autrefois : lorsque les États-Unis éternuent, le Mexique s’enrhume. ». Cette citation de Joseph Stiglitz illustre parfaitement l’idée, qu’en économie, chaque action a des conséquences. Ethiquement parlant, on ne peut donc pas agir de manière individualiste. Pourtant, aujourd’hui, notre économie, grâce ou à cause de la financiarisation massive, est centrée autour des marchés financiers. Tout se vend et s’achète, chaque élément a donc un prix.
C’est notamment le cas des matières premières, qui peuvent se définir selon Philipe Chalmin, économiste et spécialiste des marchés des matières premières, de la manière suivante : « des produits à l’état brut ou ayant subi une première transformation sur le lieu de production pour les rendre propres à l’échange international ». Elles peuvent appartenir à différentes catégories telles que l’énergie (pétrole, gaz naturel, charbon…), les minerais et métaux (cuivre, aluminium…), les produits agricoles destinés à l’alimentation (blé, maïs, riz…) ou à l’industrie (coton, bois, laine…). Ces produits représentent près d’un tiers des échanges du commerce mondial.
Elles peuvent être aussi désignées par d’autres termes, pour les Nations unies comme « produits de basses » ou au sens plus large « commodité » lorsqu’elles subissent plus de modifications. Ces denrées sont soumises à une intense fluctuation des cours de la bourse et à de fortes incertitudes liées à leurs environnements naturels. Souvent, moins prises en considération, elles sont pourtant à la base de l’alimentation, pour les produits agricoles ou bien de la production, pour les énergies. De plus, peu considérées, l’actualité ne les évoque souvent que lorsque leurs prix flambent.
Depuis les années 30, le marché des matières premières était strictement réglementé. Dans, les années 2000, c’est un véritable tournant, le président des États-Unis, Bill Clinton, et le président de la réserve fédérale des États-Unis, Alan Greenspan, font passer un projet de loi supprimant la limitation du nombre de tradeurs pouvant spéculer sur les produits dits « de basses ». Le marché se libéralise, est déréglementé et les spéculateurs peuvent alors spéculer sans limites. Toutefois, en 2008, on constate que les prix augmentent fortement alors que la demande, à cause de la crise, diminue. Cette conséquence résulte du nombre important de capitaux spéculatif émis. Des 20% de spéculateurs intéressés par le marché dans les années 2000, ce taux est passé à 80% en 2008, d’où l’achat de masse et l’augmentation importante des prix.
L’investissement de masse dans les cours des matières premières s’explique par plusieurs facteurs sociétaux. Depuis une vingtaine d’années, on assiste à l’émergence des pays en développement, qui représentent aujourd’hui, sur la scène internationale, une force économique non négligeable, notamment celle des BRICS. Ils ne sont plus seulement des lieux de production mais bien des acteurs qui influent et agissent sur les processus de croissances mondiales. La Chine, par exemple, possède de nombreuses entreprises influentes, surtout dans le domaine de l’électronique. De plus, la question environnementale n’est plus à prendre à la légère. Les matières premières sont directement influencées par la météo. Si elle est déréglée, les denrées peuvent se faire plus rares et les stocks se déséquilibrer. Les prix vont alors augmenter. Enfin, il y a les risques imprévisibles, comme la pandémie mondiale de la Covid-19, rencontrée depuis janvier 2020 et qui influe directement sur la demande. Ces nombreux facteurs vont donc peser sur les cours de manière positive ou négative.
Le rôle d’un négociant dans ce jeu de l’offre et de la demande est donc de jouer avec les différents risques : les contextes sociétaux, les partenaires, les produits, les concurrents et les transports. Son objectif est d’acheter un produit au prix le plus bas en le revendant le plus cher possible en fonction du marché. Toutefois, le producteur doit être assez rémunéré pour être incité à continuer sa production, pourtant ce n’est pas toujours le cas. Mais alors, face à cette volonté d’obtenir toujours le meilleur prix, est-ce que la libéralisation du marché des matières premières est une bonne chose ?
L’effet papillon
Le scientifique américain, Edward Lorenz, se posait la question suivante : « le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? », cette théorie appelée « effet papillon » ou aussi « théorie du chaos » consiste à montrer qu’un évènement futile peut provoquer des réactions en chaîne et avoir de lourdes conséquences. Pour le docteur en mathématiques Yaneer Bar-Yam, cette théorie s’applique parfaitement aux marchés financiers. Les prix des matières premières fixés par les spéculateurs en bourse d’Atlanta, de Chicago et de Londres influent donc directement sur les prix d’achat des denrées alimentaires achetées par les consommateurs. Lorsque ces prix augmentent trop, des situations extrêmes peuvent naitre et provoquer des révolutions, des migrations, des guerres ou des conflits.
La guerre de l’eau en Australie
Dans le cadre de la libéralisation du marché des matières premières impulsée par Margaret Thatcher à la fin des années 80, l’Australie a fait le choix de privatiser son eau et de l’intégrer aux marchés financiers, afin qu’elle devienne une matière spéculative. Ce choix résulte essentiellement d’un phénomène : la raréfaction de l’eau. L’Australie présente de nombreuses zones arides et de grandes étendues de terres de plus en plus touchées par la sécheresse.
Ce pays utilise donc un système de distribution spécifique. Au début de chaque saison, tous les ans, un quota d’eau est attribué en fonction : de la taille de l’exploitation agricole ou de l’importance de la population pour une ville, des réserves d’eau et des prévisions climatiques. On peut alors exploiter ces quotas comme on le souhaite, de n’importe quelle manière. Par la suite, si on dispose de trop ou pas assez d’eau, celle-ci peut être revendue ou achetée sur des marchés privés, ce qui a pour conséquence une forte spéculation.
On constate que ce système est soutenu par les ONG écologistes car ce fonctionnement permet d’éviter le gaspillage de l’eau et de mieux gérer cette ressource rare. Toutefois, il existe aussi de nombreux désavantages, tels que le fait d’exclure les petits producteurs du système, ne pouvant plus se permettre de payer cette ressource de base. Seules les grandes exploitations, pouvant se payer un « water manager » et qui peuvent donc acheter au meilleur prix, ont accès à cette ressource. On exclut alors du système un grand nombre de travailleurs qui ont besoin de cette ressource essentielle pour travailler. De plus, on remarque, ces dernières années, que le nombre de ménages a qui on a coupé l’eau, n’a cessé d’augmenter, un bien qui au contraire de l’électricité, est une source vitale.
La question qui se pose donc est « est-ce que la meilleure solution pour préserver l’eau est de passer par les marchés ? ». Ce modèle s’est peu à peu exporté en Californie. Pourtant, ce système résiste encore en Europe, qui voit l’eau, pour l’instant, comme un bien public et non comme une marchandise. Toutefois, en raison de la pression qui s’accroît d’année en année, en ce qui concerne la gestion des matières premières, ce système pourrait s’étendre à d’autres pays. Il n’est pourtant pas à prendre à la légère en raison des conséquences importantes sur la population et la production en général.
L’éclosion du « Printemps arabe »
En 2010, la Russie, pays parmi les plus grands producteurs de blé au monde, perd près de 30% de sa récolte à la suite d’incendies. La bourse s’affole et les cours bondissent de près de 60%. Le prix du boisseau de blé double et atteint des records, jusqu’à 6,75 dollars. Cette flambée des prix a de lourdes conséquences sur la population pour qui cette matière première est un produit de base, notamment pour les populations les plus pauvres.
Le 17 décembre 2010, en Tunisie, Mohamed Bouazizi, un marchand de fruits et légumes s’immole par le feu. Cet évènement est de trop pour une population qui ne supporte plus la montée des prix des produits de première nécessité (le blé), l’absence d’aide aux populations pauvres et les régimes autoritaires. C’est l’avènement du « Printemps arabe », qui amène avec lui les émeutes, les protestations et les guerres civiles, jusqu’à la destitution du gouvernement de Bachar el-Assad en Syrie. Ce mouvement d’ampleur va s’étendre à la Jordanie, l’Egypte, la Libye, le Maroc et la Syrie et donner à la population la force de s’exprimer et contester les pouvoirs en place.
L’effet papillon prend ici tout son sens. D’un simple évènement climatique aboutit un considérable changement politique et sociétal. La spéculation, qui provoque cet état de transition a donc des conséquences indirectes non négligeables sur les populations.
L’or noir et ses conséquences
Ces dernières années, avec les bouleversements sociétaux qu’ont rencontrés certains pays, on constate que les cours du pétrole ont énormément fluctué. Tout d’abord, en 2011, débute le « Printemps arabe », puis l’Irak rentre en conflit avec l’État Islamique. La même année, à la suite de ces évènements, les prix grimpent, passant de 4 à 100 dollars le baril. Pourtant, les quantités n’ont quant à elles pas diminué. Cela nous montre que les spéculateurs ont anticipé les prix. Les spéculations se sont donc essentiellement reposées sur des convictions plutôt que sur la réalité.
Les pays producteurs de pétrole s’enrichissent. Toutefois, certains de ces pays sont victimes de la « malédiction des ressources naturelles », c’est-à-dire que cette ressource, qu’est le pétrole, est source d’argent rapide et facile. Les produits fabriqués dans le pays deviennent trop chers pour être exportés. On doit alors importer des produits de l’extérieur car ils deviennent moins chers que la production nationale. L’économie intérieure se réduit. Le pays devient alors dépendant de sa seule ressource produite. C’est notamment le cas pour le Venezuela, durement touché par la baisse des cours en 2014, qui a vu son taux de chômage grimper en flèche. Aujourd’hui, le pays est victime d’un fort taux de chômage, d’un PIB qui ne cesse de diminuer et d’une dette qui s’accroît de jour en jour, la crise du Covid n’ayant pas amélioré la situation.
Les denrées alimentaires se font donc de plus en plus rares en raison de la forte inflation des produits et de la petite quantité importée, contraignant les habitants à acheter des produits sur le marché noir. De plus, le contexte social est très instable à cause de la « dictature » mise en place depuis de nombreuses années. Face à cette crise, afin de fuir la pauvreté, certaines femmes choisissent de se faire stériliser et de nombreuses personnes migrent vers d’autres pays afin de trouver de meilleures situations. On assiste donc depuis plusieurs années à une diminution de la population.
Une situation entre enrichissement et inégalités
La libéralisation des marchés a de nombreux avantages car cela permet : la concurrence entre différents acteurs, la diminution des prix et la diversification des produits et des services. Toutefois, en ce qui concerne le domaine des matières premières, le contexte est plus sensible, que ce soit pour l’alimentaire ou l’énergie. Malheureusement, on constate que ce sont souvent les populations les plus précaires qui sont les plus touchées par les fluctuations de ces prix. La notion éthique est bien souvent mise de côté, voire oubliée. Mais alors, peut-on avancer l’argument que la mise en place de ces produits sur le marché contribue à une meilleure gestion de ces ressources qui se font de plus en plus rares ? Pourrait-on trouver d’autres systèmes qui garantissent un juste revenu au producteur et un prix acceptable pour le consommateur ? Est-ce que la mise en place de règles, plus souples qu’avant les années 2000 est possible ? Depuis leurs libéralisations sur le marché, ces ressources n’ont cessé de prendre de l’importance, elles s’imposent souvent, comme bien plus rentables pour les investisseurs.
Nous sommes forcés de constater qu’elles rapportent bien trop d’argent pour être encadrées ou limitées. De plus, depuis plusieurs années, on assiste à l’essor de la génération algorithme, ces machines capables de spéculer dans des délais de l’ordre de la nanoseconde, qui anticipent et gèrent les risques. Cette nouvelle forme de spéculation s’éloigne encore plus de la réalité néanmoins elle a pourtant de réelles conséquences physiques sur les hommes. Mais alors, dans un monde sur lequel nous avons trop peu de contrôle, est-il possible de concevoir un juste équilibre entre producteur et consommateur ?
Par Aude LEMONNIER, étudiante en master 2 intelligence économique et stratégies compétitives
Webographie :
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- (2019a, décembre 17). « Le mariage entre la finance et l’eau a déjà commencé » – Interview de Jérôme Fritel | ARTE [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=4V5jH6ue_WU
- (2019b, décembre 18). Main basse sur l’eau : la bataille de l’or bleu | ARTE [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=LsanRHMTS2g&t=77s
- (2021, février). Venezuela. Coface. https://www.coface.com/fr/Etudes-economiques-et-risque-pays/Venezuela
- Desjardins études économiques. (2016, 15 février). Dans les circonstances, les prix des matières premières s’en tirent assez bien. Desjardins études économiques. https://www.desjardins.com/ressources/pdf/tmp1602-f.pdf?resVer=1455552159000
- Guillaume Allier. (2019, 21 septembre). La situation économique du pays s’aggrave depuis l’arrivée au pouvoir de Maduro en 2013. https://www.challenges.fr/economie/venezuela-les-chiffres-de-la-crise-economique_638922
- Laetitia Clavreul. (2008, 10 décembre). La chute des prix des matières premières agricoles s’accélère. Le Monde. https://www.lemonde.fr/la-crise-financiere/article/2008/10/09/la-chute-des-prix-des-matieres-premieres-agricoles-s-accelere_1104971_1101386.html
- Nora Bouazzouni. (2013, 17 décembre). Mohamed Bouazizi, l’immolation qui a déclenché le printemps arabe. France Info. https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/mohamed-bouazizi-l-immolation-qui-a-declenche-le-printemps-arabe_459202.html
- Prod Production. (2014, 5 septembre). Traders – Le marché secret des matières premières [Vidéo]. https://www.youtube.com/watch?v=2cyNEoGGGpU
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- Sylvain Kahn. (2013, 6 novembre). Y-a-t-il main basse sur les matières premières ? France Culture. https://www.franceculture.fr/emissions/planete-terre/y-t-il-main-basse-sur-les-matieres-premieres
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