Formulée par le père fondateur de l’économie, Adam Smith, la théorie de la main invisible représente sans doute l’un des principes économiques les plus repris et soutenus par les successeurs de la discipline. Cette notion, érigée en principe prend parfois la forme des doctrines libérales les plus extrêmes qui se traduisent par des coupes budgétaires, des désengagements Etatiques, des privatisations et toutes autres mesures regroupées sous le nom de politiques d’austérité. En parallèle la recherche de la prospérité, à l’époque où la croissance des pays occidentaux stagne devient un sujet longuement débattu. La poursuite soutenue du développement devient tellement inconcevable pour certains économistes qu’ils proposent des théories de décroissance. Et pourtant le développement est possible selon Mariana Mazzucato, enseignante d’économie de l’innovation et des biens publics à la Université College London. Dans son ouvrage « l’Etat entrepreneur » l’économiste cherche justement à démentir un vieux préjudice selon lequel l’Etat incompétent dans les questions économiques devrait se contenter tout au plus à procéder à des ajustements et corriger les défaillances des marchés.
La méfiance envers L’Etat interventionniste
Alors que le monde a besoin d’actions fortes et de coups décisifs faces aux nouveaux défis d’inégalité, de tensions sociales et de déséquilibre environnemental, les Etats et gouvernements ont de plus en plus les mains liées par des politiques libérales restrictives. Cette situation ne leur laisse que très peu de marges de manœuvre. Depuis des décennies l’action publique recule et laisse place à l’initiative privée. Cette tendance s’explique par la méfiance chronique envers l’intervention de l’Etat dans l’économie. En effet on associe régulièrement la lourdeur administrative, l’incompétence des décideurs et le manque d’efficacité organisationnelle aux institutions Etatiques tandis que le secteur privé lui est perçu comme souple, dynamique et innovant.
A force de reprocher à l’Etat d’être trop procédural et bureaucratique on a fini par convaincre les décideurs de l’inefficacité des politiques économiques audacieuses et leur restreindre progressivement le champ d’action et le budget nécessaire. Il serait étonnant qu’avec un tel renforcement de la doctrine libéral l’Etat puisse garder sa perspicacité et ses compétences. On voit en cela une sorte de prophétie autoréalisatrice.
Toutefois il convient de ne pas oublier le rôle prépondérant que l’Etat a joué et continue de jouer dans le développement du pays tant sur le plan social, culturel qu’économique. La conception néoclassique de l’Etat se contentant des fonctions régaliennes possède ses limites. Sans les investissements lourds de l’Etat dans les phases de tâtonnement, les périodes les plus incertaines, très peu d’innovation auraient vu le jour, très peu de nouveau marché seraient créés. L’Etat doit se doter de moyens et d’une vision à long terme dépassant la logique de coûts/bénéfices trop statique ou des préconisations du « new public management ».
L’Etat innovateur – l’exemple de la DARPA
L’Etat est véritablement un acteur majeur de l’impulsion de l’innovation et de la croissance dans l’économie. A travers les centres de recherche, universités et autres institutions l’Etat est en mesure d’organiser l’économie en réseaux, d’assurer la circulation continuelle et rétroactive des idées et concepts novateurs entre les individus et les organisations. De telle façon les limites du savoir sont constamment repoussées et peuvent bénéficier au plus grand nombre.
Ce sont justement les moyens que se donnait l’Etat américain par l’intermédiaire de l’agence de recherche dans les technologies destinées à usage militaire, DARPA (Défense Advanced Reaserch Projects Agency). A son époque cette structure a très massivement contribué à l’essor des technologies de l’information et de la communication (batteries lithium-polymère, semi-conducteurs, les disques durs de stockage, technologie GPS, …) et de l’Internet. La DARPA se donne pour principale mission de rapprocher la recherche académique fondamentale à l’échelle temporelle plus large et les besoins technologiques immédiats de l’armée. Bien que rattachée au ministère de la défense, la DARPA bénéficie d’une très grande autonomie et flexibilité ce qui lui a permis après la Seconde Guerre Mondiale de se consacrer aux technologies à usage civil ou de les transposer du champ militaire. L’agence n’était pas exposée aux contraintes temporelles ou budgétaires dans l’élaboration des technologies, ce qui lui a conféré une véritable vision stratégique de long terme.
Les caractéristiques d’organisation de l’agence sont primordiales pour comprendre son succès. Les chercheurs et scientifiques travaillent au sein de petite cellules proactives et cherchent à répondre à des problématiques spécifiques. L’allocation de fonds aux groupes d’acteurs s’opère en fonction de la capacité de progression de ceux-ci. L’horizon temporel long et le vaste champ d’application des recherches permet à l’agence d’accompagner les start-ups jusqu’au stade de viabilité commerciale. Les différents groupes sont sous la supervision de l’agence qui s’occupe de la diffusion des idées, des ressources et des moyens humains.
Adoptant cette démarche l’agence offre un cadre collaboratif pour les acteurs du milieu privé, public et académique dans une démarche opérationnelle. De cette façon elle assure un fonctionnement dynamique et efficace des groupes et impulse l’innovation dans l’économie.
L’Etat n’intervient pas seulement aux étapes initiales de recherche et financement de nouveaux produits, il accompagne les entreprises tout au long de leur croissance. Les autorités, après avoir assuré la transmission de technologies développées sur fond publiques et alimenté l’économie en capital connaissance ont poursuivi leur soutien en préparant le cadre juridique international. Elles ont assuré qu’une fois développés et bien établis sur le territoire national les produits puissent pénétrer les marchés mondiaux en encourageant et parfois en forçant l’ouverture économiques des pays. Pour éviter que les industries nationales ne soient exposées à la concurrence ils se sont assuré de l’instauration et du respect des règles internationales de la propriété intellectuelle.
La théorie développementaliste
L’exemple des pays nouvellement industrialisés est très intéressant à étudier du point de vu de l’intervention de l’Etat dans l’économie. Ces pays ont généralement entrepris de grands projets d’industrialisation et de dynamisation de l’économie. Par l’incitation à l’innovation et l’allocation d’importantes parts du PIB à la R&D ces pays ont su opérer une montée en gamme sur l’échelle industrielle.
Mais avant tout les gouvernements des pays asiatiques ont réalisé l’importance de l’organisation fluide et en réseau des connaissances. La R&D était profondément ancrée dans la politique des pays et intégrée à la production. Les gouvernements y encourageaient non seulement la création de nouvelles connaissances mais aussi l’import des connaissances existante de l’étranger. Les bénéfices dégagés servaient au réinvestissement dans les étapes
Quelques préconçus sur l’innovation
Pour soutenir l’innovation et renforcer la compétitivité du territoire national il est très tentant de mettre en place diverses mesures incitatives. Mais il convient de ne pas tirer de conclusions trop hâtives sur l’efficacité des dispositifs et comprendre la complexité d’un concept tel que l’innovation. Dans son ouvrage, l’autrice dresse un certain nombre d’erreurs souvent commises à l’égard de la promotion de l’innovation.
Il est par exemple erroné de croire en une causalité directe et immuable de la R&D et de l’innovation. Il existe beaucoup de projet de développement qui ne se concrétisent pas en une invention nouvelle. Et le fait de simplement renflouer les entreprises et organisations administratives dans l’espoir de voir le niveau de l’innovation et donc le niveau de productivité augmenter n’est pas une bonne stratégie. Les besoins des acteurs sont complémentaires et différents d’un secteur à un autre. Il convient donc de les comprendre et de cibler l’investissement en fonction du potentiel des entreprises. Aussi les efforts de recherche sont généralement récompensés uniquement à moyen et long terme et nécessitent donc un travail de longue haleine pour les entreprises. C’est le cas des industries pharmaceutiques qui parviennent à des résultats uniquement grâce à leur persévérance dans le temps.
Une autre confusion que l’on retrouve régulièrement dans les mesures de politiques économiques est le fait de croire que toutes les PME sont innovantes et nécessitent par conséquent un soutien et des exemptions d’impôts. Dans la réalité le paysage industriel et entrepreneurial n’est pas du tout homogène et au lieu de regarder la taille de l’entreprise il convient avant tout de prêter attention à son âge et à son niveau de croissance. Dans la majorité de cas les entreprises les plus prometteuses sont jeunes et voient leur productivité croitre rapidement. Mais au-delà de subventionner une catégorie particulière d’entreprises il faudrait surtout se concentrer sur la création de conditions concurrentielles identiques en supprimant les barrières à l’entrée et en résistant aux actions de lobbying des entreprises qui peuvent s’en donner les moyens.
L’augmentation du nombre de brevet n’illustre pas la progression de l’innovation dans une économie. D’un côté on observe l’augmentation des brevets de faible valeur qui sont très peu cités dans d’autres recherches ou innovations. On a donc comme une hyperinflation de brevets qui donne une illusion de croissance du nombre d’innovations. De l’autre côté il est devenu possible de breveter des découvertes et des procédés et outils de recherche ce qui freine considérablement l’accès aux techniques de recherche en particulier pour les pays en développement. Dans ce cas là le dépôt de brevet ne fait que freiner le processus inventif au lieu de le stimuler.
Cependant la progression du nombre de brevets d’une entreprise reste un indicateur très convaincant pours les capitaux-risqueurs. Des politiques économiques sont parfois dirigées dans ce sens en cherchant à subventionner et exempter d’impôts les entreprises qui déposent le plus de brevets. Nous parlons ici des mesures « patent box ». Ce type de mesures ne favorise que les entreprises qui en ont les moyens et surtout elles développent des comportements d’opportunisme et de passagers clandestin chez les entreprises. Le risque est de favoriser une guerre des brevets sans pour autant observer une véritable création de valeur ajouté dans l’économie. Une des alternatives que propose l’autrice est de calculer les subventions en fonction du nombre de moyens humains réellement alloués au projet de R&D, un indicateur qu’il serait plus difficile de truquer.
Les stratégies de verrouillage de marché et leur effet nocif sur l’innovation
L’écosystème de la nouvelle économie n’est pas régi par les mêmes règles que d’autres secteurs. Les plateformes numériques se développent très rapidement grâce à des stratégies d’élargissement des champs d’application et de prestations ce qui leur permet d’atteindre une masse critique. En outre cette économie d’envergure est nuisible à la concurrence et donc à l’innovation. Les plateformes numériques adoptent aussi des techniques de verrouillage de marchés et d’acquisitions prédatrices.
Pour éviter de se faire concurrencer par des nouvelles start-ups très innovantes, les géants de la tech recourent régulièrement à des rachats. C’est ainsi qu’entre 2001 et 2019 667 entreprises dont la plupart des start-ups ont été rachetées par les GAFAM. Et ces sociétés recouvrent des domaines larges et variés mais qui sont susceptible d’être complémentaires avec les services des GAFAM. Cette pratique est aussi très fréquente dans le secteur pharmaceutique. Le rachat n’est pas fait dans l’objectif de développer et valoriser l’innovation acquise mais de l’étouffer à son Etat embryonnaire et la faire disparaitre du paysage concurrentiel. C’est ce que l’on appelle aussi une acquisition tueuse ou « Killer acquisition ».
Dans le domaine numérique il existe une vaste zone mortifère « Killer zone », des secteurs proches des activités des GAFAM et donc en concurrence. Du fait de cette proximité les opportunités de développement sont faibles et surtout la probabilité de rachat est très élevée. Les investisseurs et capitaux-risqueurs se méfient de ces zones car elles présentent peu de perspectives (recrutement des talents, acquisitions tueuses, copie sans contrepartie, …)
Du fait d’un modèle économique intrinsèquement différent des secteurs traditionnels les entreprises numériques disposent de conditions financières moins contraignantes. Les acquisitions ne suivent pas une loi de rentabilité financière traditionnelle (à la date de rachat Instagram ne dégage aucun profit, Twitter n’était pas rentable pendant plus de 10 ans). Ceci créé une inégalité de traitement notamment pour les projets d’Etat qui sont constamment évalués sous l’angle de coût/bénéfice. En effet les projets de participation de l’Etat doivent selon les règles de l’Union Européenne répondre à une logique « d’investisseur avisé ».
Au bout du compte les entreprises parviennent de plus en plus à s’affranchir de contraintes concurrentielles et limiter leurs efforts en matière d’innovation tout en exigeant de l’Etat toujours moins d’intervention et prélèvement. L’innovation est avant tout une question de réseau ouvert et interactifs d’acteurs de différents milieux (académiques, industrielles, publics, chercheurs, etc…) qui partagent et diffusent l’information qui va générer de nouvelles idées et pousser le progrès. Si les canaux d’échange s’obstruent c’est le mécanisme tout entier de création et innovation qui est endommagé. C’est pourquoi il est primordial d’assurer un écosystème d’entreprises diversifiées et surtout un terrain concurrentielle identique pour tous. L’accumulation de trois facteurs de l’économie de la connaissance (structure organisationnelle en réseau, TIC, capital humain) ne peut être assuré par le secteur privé, qui comme on l’a vu se préoccupe avant tout de sa propre pérennité. Limiter les marges de manœuvre et les champs d’action des pouvoirs publiques ne résoudra pas le problème de stagnation. Au lieu de chercher le coupable ne serait-il pas plus intéressant de penser à un environnement ouvert et coconstruit par des partenariats symbiotiques public-privé ?
Par Alina Ibragimova , promotion 2020-2021 du Master 2 IESCI
Sources et bibliographie
Mariana Mazzucato, « L’Etat entrepreneur : Pour en finir avec l’opposition public/privé », Fayard, janvier 2020
Joelle Toledano, « GAFA : Reprenons le pouvoir ! », Odile Jacob, septembre 2020
Ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, « Note flash de l’SIES : Panorama de l’effort de R&D dans le monde. », n°17, novembre 2017
Business enterprise R&D expenditure (BERD) by source of funds (value or intensity)
Dépenses intérieures brutes de R&D