La technologie numérique nous a permis d’avoir accès à une quantité incommensurable de ressources et d’informations en ligne. L’ethnologue et anthropologue Marc AUGE affirme que l’accès à internet a gommé les différences entre la fille d’un professeur à Harvard et un garçon éleveur de chèvres en Afrique. Mais très tôt nous nous sommes tournés vers les offres à caractère pornographique.
La pornographie en ligne a l’avantage d’être anonyme, gratuite, accessible en quelques clics et coups de pouces sur n’importe quel écran, offrant un catalogue qui saura répondre aux fantasmes les plus extravagants. Une recherche sur quatre est liée à la pornographie, et près de 70% de la population française a déjà consulté un site à caractère pornographique. Lors des confinements successifs, un pic de fréquentation a même pu être observé. Mais une statistique inquiète plus que d’autres : c’est l’âge de la première exposition. C’est en moyenne à l’âge de 14 ans et 5 mois que les jeunes français sont confrontés à ces sites dont le contenu peut s’avérer choquant et violent pour un public non averti et surtout non éduqué.
Les associations de protection de l’enfance e-Enfance et La Voix de l’Enfant ont intenté un procès pour bloquer plusieurs sites connus diffusant du contenu pornographique et dont la seule restriction d’entrée est une attestation sur l’honneur de majorité. Malgré qu’elles aient été déboutées de leur demande le 8 octobre 2021, cet énième procès peut interroger sur l’avenir de cette industrie. En effet, l’article 227-24 du Code Pénal dispose que « Le fait soit de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support un message à caractère violent, incitant au terrorisme, pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine ou à inciter des mineurs à se livrer à des jeux les mettant physiquement en danger, soit de faire commerce d’un tel message, est puni de trois ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende lorsque ce message est susceptible d’être vu ou perçu par un mineur. » et « Les infractions prévues au présent article sont constituées y compris si l’accès d’un mineur aux messages mentionnés au premier alinéa résulte d’une simple déclaration de celui-ci indiquant qu’il est âgé d’au moins dix-huit ans. ». Ce texte, et les procès qui suivront, risquent de rendre l’accès à la pornographie beaucoup plus difficile et freiner les résultats de l’industrie si une vérification efficiente des consommateurs venait à se faire. En sacrifiant ses caractères anonymes et gratuits, la pornographie en ligne risque de perdre bien plus que ses utilisateurs mineurs.
La pornographie en ligne : histoire, business model et succès
La pornographie connait une restructuration de son secteur en 2006 avec l’apparition de YouPorn, premier site gratuit consacré à la diffusion en ligne de vidéo pornographique. Le site croît rapidement avec une explosion du nombre de visionnage quotidien. La naissance de la pornographie numérique fait s’effondrer la production et la vente des supports DVD, et un grand nombre de studios ferment. Le streaming est aujourd’hui le premier média de consommation du porno et 95% de l’offre est gratuite. L’influence des hubs pornographiques est telle qu’elle oblige des entreprises traditionnelles du secteur à se reconvertir. C’est le cas de la maison Dorcel qui, face à cette concurrence insoutenable, fait désormais la plus grande partie de son chiffre d’affaires en produits érotiques.
Ces sites sont des agrégateurs de vidéos. Ils hébergent et accumulent les flux, leur donnent de la visibilité et grâce à de la publicité ciblée réorientent vers d’autres contenus payants. Ces sites n’ont pour seule vocation que de générer de l’audience. Ces sites sont des vitrines. Les revenus sont issus des publicités et des offres premium. C’est un business model élémentaire des hébergeurs vidéo. Mais ces sites sont pionniers de nombreuses innovations qui ont modifié la navigation web. C’est à la pornographie en ligne que l’on doit l’optimisation du trafic (et ce avant Diggs ou Google Adsense) et l’apparition intempestive d’applet et publicité pop-up qui mettent en avant des publicités et lancent d’autre pages quand l’utilisateur tente d’en quitter une, captant au maximum l’attention des visiteurs. L’audience générée par ces sites est si grande que des entreprises non associées au secteur louent des emplacements publicitaires. L’Oréal a pendant un temps utilisé ces emplacements pour vendre leurs cosmétiques pour homme. Avec plus de 70 millions de streaming quotidien, ces sites connaissent un trafic parmi les plus important de la toile.
Les entreprises propriétaire de ces sites sont généralement situées dans des paradis fiscaux, au Luxembourg notamment, afin d’optimiser encore les revenus. Bien que le secteur soit très opaque, on estime que la pornographie en ligne rapporterait jusqu’à une centaine de milliards d’euro par an.
Le succès du divertissement pornographique est lié à une double concomitance entre la gêne sociale et institutionnelle générée par la consommation de la pornographie et la discrétion et l’accessibilité permise par internet et l’ordinateur personnel. Il n’est plus besoin de se présenter chez son libraire ou en magasin spécialisé et décrire à un inconnu l’exotisme de ses désirs. Désormais quiconque possède un accès internet et un écran peut obtenir satisfaction après avoir tapé quelques mots clés. Le consommateur est maintenant invisible, ce qui permet aussi aux mineurs d’y accéder. On estime que les plus grands consommateurs sont les jeunes âgés de 12 à 17 ans, et ce à partir du téléphone portable. Les contenus sont gratuits et les hébergeurs peu regardant sur ceux qui les consultent permettent à ce large public de se rendre sur les sites, et donc d’augmenter l’audience.
La pornographie en ligne, un quasi monopole
Le secteur est majoritairement contrôlé par l’entreprise MindGeek (autrefois Manwin). Elle est propriétaire de nombreux sites de publications (Pornhub, Redtube, Youporn,…) et studios de production (Brazzers, Digital Playground, Mofos, …). Ainsi comme les entreprises de la tech, la pornographie en ligne s’organise en cluster, dans la vallée de San Fernando dit la PornValley, l’un des premiers centres mondiaux de production de film pornographique destinés à internet. Subsistent quelques concurrents, mais le marché n’en est pas moins fortement concentré.
Cette intégration à la fois horizontale et verticale donne à MindGeek un grand pouvoir d’entreprise. Elle rachète ses concurrents et vante ses productions sur ses sites hébergeurs. Cette stratégie déployée est très proche de celle de Monsanto.
Ce pouvoir permet à MindGeek non seulement d’avoir un impact significatif sur la production des contenus pornographiques, en exerçant une pression sur les coûts pour produire plus pour toujours moins, mais aussi un pouvoir de lobbying en déployant des moyens financiers pour faire face aux scandales qui entourent la pornographie (Accusation sur le non-respect des droits d’auteurs, accès des mineurs, hébergement de vidéos aux contenus illégaux, conditions de travail des performeurs, …). L’une des actions de lobbying récente que l’on peut souligner est celle de la Measure B.
La Measure B est une loi du comté de Los Angeles qui vise à exiger un protocole sanitaire pour les studios de productions et l’utilisation du préservatif pour toutes les scènes qui impliquent une pénétration. MindGeek aurait financé une campagne publicitaire contre cette mesure à hauteur de 268 000 $. Cette campagne d’influence est illégale, mais montre la volonté de l’entreprise de garder une certaine maîtrise sur l’aval de la chaîne de production.
Cependant, cette mesure adoptée en 2012 a eu des effets ambivalents. Si elle a amélioré les conditions sanitaire et l’encadrement des tournages, elle a créé un exode des studios de productions vers des territoires moins regardant, désertant Los Angeles où il ne reste que quelques studios. L’impact économique potentiel d’une telle migration a été estimé par les professionnels du secteur à 6 milliards de dollars[1]. Quand on voit l’énergie et les moyens mobilisés pour empêcher l’adoption d’une telle loi, le manque à gagner et l’aisance avec laquelle elle a été contournée, qu’en serait-il d’un texte qui oblige à une vérification efficiente des consommateurs ?
Quels seraient les dangers d’une vérification des usagers ?
Finalement il s’avère qu’a priori ce danger est presque nul ! En effet cela résulte de deux grandes difficultés : la faisabilité technique d’une telle mesure et le confort des utilisateurs.
La principale limite est technique. Comment restreindre l’accès aux sites déconseillés aux mineurs (quelle que soit leur nature) aux digitales natives alors qu’ils sont parfois plus à l’aise avec la technologie que ceux qui les mettent en place ? Depuis longtemps le contrôle parental, déjà trop peu installé, s’est avéré obsolète car aisément déjoué. Toutes forme de restriction de diffusion de ces contenus, voire de leur consultation (la pornographie est illégale dans 91 pays du monde), est non seulement considérée comme contraire à la liberté d’expression car les contenus pornographiques ne sont pas illicites dans tous les pays, mais n’empêche en rien leur accès. Par exemple, le Pakistan est réputé pour avoir le plus de requête de pornographie homosexuelle, alors que les outils juridiques répriment la pornographie et l’homosexualité. Enfin, comment délimiter la pornographie ? S’il est possible de surveiller les sites qui se déclarent comme tels, les contenus pornographiques pullulent sur l’ensemble des internet, même sur les sites et applications qui n’y sont pas consacrés. On ne peut pour l’instant pas maîtriser la diffusion de ces contenus à moins de couper complètement l’accès à internet ce qui est absolument impensable dans un pays démocratique. Pire, une restriction aussi dure ne ferait que réorienter les consommateurs de tous âges vers des sites toujours moins surveillés, aux contenus illégaux, illicites et violents.
La seconde limite concerne le confort des usagers. Il est peu probable que les consommateurs souhaitent renseigner leur identité, justificatif en main, et laisser des sites de cette nature recueillir des données qui concernent leur identité et les associeraient à leurs habitudes de consommation. L’anonymat est un caractère bien trop important pour le consommateur. Le Royaume Uni avait annoncé en 2017 obliger une vérification de l’âge pour accéder aux sites pornographiques, à l’aide de recensement de données ou d’un pass porno en vente chez son libraire. En 2019 la mesure est officiellement abandonnée car elle présente trop de limite technique et des dangers sur les informations personnelles.
Qu’en serait-il si ces sites devenaient payants afin de garantir une traçabilité et l’accès à des moyens de paiements en ligne réservé aux mineurs ? C’est un scenario parmi les moins plausibles pour les spécialistes. En effet, les marges issues des contenus payants sont peu viables (cf. Dorcel) et comme le support reste internet, ils trouveront leur équivalent gratuit, toujours sur des sites moins réglementés. De plus le secteur tout entier en serait fragilisé car les banques prélèvent des commissions trois à dix fois plus élevés pour les transactions concernant la pornographie à cause des risques plus grand de fraude ou de rétractation.
Pour le moment aucun moyen viable n’a été proposé pour restreindre efficacement l’accès aux sites pornographiques. L’espace en ligne étant très libre, il est très difficile de maîtriser le sujet. La concentration du marché, la présence de plus en plus grande de supporter de la pornographie et les difficultés de la régulation de l’espace web font que les diffuseurs de contenus pornographiques sont peu inquiétés par l’arsenal réglementaire en ce qui concerne des restrictions à son accès.
Conclusion
En l’absence d’une autorité internationale efficiente et homogène sur les contenus internet, il est très peu probable que la pornographie en ligne soit atteinte par de quelconques restrictions d’accès. Faute de mieux, peut-être même est-il préférable de se satisfaire de MindGeek, le leader du marché, qui loin de montrer patte blanche donne au moins une tête à couper (ou au moins à surveiller). Bien que la pornographie représente un quart des requêtes en ligne, trop peu de politiciens et économistes ne s’intéressent à la question, laissant le secteur en autorégulation sans dégager d’alternatives démocratiques et viables pour une industrie qui multiplie les scandales. D’autant plus que MindGeek, spécialiste de la gestion de donnée voit presque chaque citoyen du monde passer par son réseau. C’est une incroyable ressource que l’entreprise possède sans contrepouvoir.
En attendant la France a décidé de réorienter les requêtes pornographiques vers le site du CSA où s’affichera un message de prévention sur les risques d’un tel contenu avant d’y laisser l’accès. Cette décision a surement plus inquiété le webmestre du CSA qui va voir l’affluence de son site explosé que les bureaux de MindGeek.
Par Matthieu Gourmelon, promotion 2021-2022 du M2 IESCI
[1] Chiffre à modéré de ce fait
Sources
http://www.slate.fr/story/134117/porno-uberisation (Consulté le 31/10/21)
https://www.leparisien.fr/high-tech/acces-des-mineurs-a-la-pornographie-5-minutes-pour-comprendre-lassignation-en-justice-des-fournisseurs-internet-09-09-2021-IDCQWP744FA75KZZQAMJV5YUDI.php (Consulté le 31/10/21)
https://www.numerama.com/tech/746049-blocage-de-sites-pornos-les-internautes-seront-rediriges-sur-le-site-du-csa.html (Consulté le 31/10/21)
https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000044174211(Consulté le 31/10/21)
https://questions.assemblee-nationale.fr/q13/13-86672QE.htm (Consulté le 31/10/21)
https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000043409165/(Consulté le 31/10/21)
https://www.marianne.net/monde/interdire-le-porno-aux-mineurs-beaucoup-de-pays-ont-essaye-sans-y-parvenir (Consulté le 31/10/21)
https://www.arte.tv/fr/videos/105478-002-A/peut-on-vraiment-empecher-les-mineurs-d-acceder-aux-contenus-pornos/ (Consulté le 31/10/21)
Ovidie, 2017, Pornocratie : les nouvelles multinationales du sexe, Magneto-presse
https://boowiki.info/art/pornographie-2/la-pornographie-dans-le-monde.html#In_Oceania (Consulté le 31/10/21)
https://theconversation.com/pornographie-en-ligne-une-consommation-massive-un-risque-pour-les-jeunes-et-une-urgence-a-reguler-163735 (Consulté le 31/10/21)
https://www.psycho-ressources.com/bibli/stats-pornographie.html (Consulté le 31/10/21)
https://fr.slideshare.net/tmintsa/memoire-m1-yelengwetatiana150611 (Consulté le 31/10/21)
https://www.bordeaux.business/pornhub-business-comme-autre/ (Consulté le 31/10/21)
https://www.lesinrocks.com/actu/industrie-du-x-port-de-la-capote-obligatoire-1865-03-08-2013/ (Consulté le 31/10/21)