Le Think Tank : un acteur du débat démocratique

Le contexte économique et social français est aujourd’hui marqué par une crise de la représentation politique, les citoyens français se reconnaissant de moins en moins dans leurs élites politiques et administratives. La haute fonction publique française est régulièrement critiquée. Jugée comme responsable de la dégradation économique et sociale du pays, la « noblesse d’Etat » est remise en cause. Dans ce sens, la société française fait un appel à de nouveaux acteurs de la démocratie, l’objectif étant d’augmenter l’implication des citoyens dans le processus décisionnel. Connaissant un essor considérable en France depuis les années 2000, la part des think tanks dans l’écosystème français s’agrandie. Il semble donc ici pertinent d’aborder la question des think tanks en France et de leurs rôles au sein des démarches démocrates.

La définition d’un think tank

Romain Zerbib définie un think tank comme « une structure de droit privé en charge de produire, légitimer, ou encore implanter une doctrine particulière au sein d’un marché. La finalité étant d’orienter l’évolution d’un phénomène en fonction de la logique qu’est la sienne ». Le think tank apparait donc comme un dispositif stratégique qui agit dans le but d’imposer des idées et des concepts en adéquation avec les intérêts de ceux qui le soutiennent. Think tank est un terme anglo-saxon synonyme de « réservoir de pensée ». Ces « réservoirs » peuvent consister en de simples regroupements informels, comme être de véritables instituts de recherche. Ils sont généralement constitués d’experts qui analysent les questions en matière de sciences sociales et soumettent aux dirigeants, politiques comme économiques, des conseils en matière d’économie politique et financière, de relations extérieures, de politique sociale et environnementale… Ces cercles de réflexion se veulent souvent indépendants et libre de toute affiliation, afin d’être représentatifs de l’opinion publique et de pouvoir œuvrer pour le bien commun.

En France, les think tanks occupent une place croissante dans le débat public et dans les processus d’élaboration des politiques publiques. Pourtant, en dépit d’un effet de mode, ils restent méconnus dans notre pays. C’est ici l’occasion de mettre en perspective les pratiques françaises avec celles des pays anglo-saxon, à travers des rappels historiques.

Historique des think tanks 

Encore méconnus dans notre pays, les think tanks sont à Washington des acteurs à part entière de la vie publique. Sur les 6 500 think tanks que l’on compte à travers le monde, 1 815 se trouvent aux Etats-Unis contre 176 en France. Ce qui illustre, sans équivoque, le gouffre entre les deux nations…

Les Etats-Unis se caractérisent comme le pays d’émergence des think tanks, comme nous pouvons le percevoir à travers les propos d’Alexis de Tocqueville : « Partout où, à la tête d’une entreprise nouvelle, vous voyez en France le gouvernement et en Angleterre un grand seigneur, comptez que vous apercevrez aux Etats-Unis une association ». L’expertise et le rôle que cherchent à jouer les think tanks sont assez anciens. En effet, à l’image du conseiller du Prince de l’époque de Machiavel, des salons de réflexion bourgeois précédant la Révolution française, l’idée que les intellectuels éclairent les décideurs publics à travers leurs réflexions n’est pas nouvelle. Bien qu’il existe encore des débats pour déterminer quel a été le premier think tank, l’un des premiers exemples semble être celui de la Fabian Society, fondée en 1884 au Royaume-Uni, qui est à l’origine de la fondation de la London School of Economics. Pourtant, c’est bien aux Etats-Unis que les premiers think tanks (qui n’en portent alors pas le nom) se développeront, au début du XXème siècle. Trois vagues successives aux caractéristiques différentes ont forgé les think tanks tels qu’on les connait aujourd’hui.

La première vague fait écho à l’institutionnalisation de la statistique et des sciences sociales en Europe et aux Etats-Unis, ainsi qu’à la philanthropie américaine. Dans un contexte où le rôle économique et social de l’Etat s’intensifie, les statistiques et les sciences sociales sont perçues comme des outils capables de résoudre les problèmes. Des fondations philanthropiques telles que les fondations Rockefeller, Ford ou Carnegie vont alors créer des organisations ayant pour but de mettre à profit, pour le plus grand nombre, l’ingénierie sociale. De cette première vague, plusieurs se distinguent : l’Institute for Government Research, le Carnegie Endowment for International Peace ou encore le Council on Foreign Relations.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une deuxième vague de think tanks apparait. Les organismes de recherche créés sont à ce moment destinés à répondre à des commandes du gouvernement américain, comme le Center for Naval Analyses, le Hudson Institute ou encore le Commitee on Present Danger, destinés à lutter contre le communisme. L’idée centrale est de se démarquer de la recherche universitaire en proposant des solutions plus opérationnelles. Ainsi, de nombreuses réformes d’après-guerre aux Etats-Unis sont entreprises sous l’impulsion des think tanks. Ces derniers deviennent peu à peu des réservoirs d’idées utiles aux décideurs publiques.

La troisième phase se situe dans les années 1960-1970. Elle sera marquée par la politisation des think tanks. Les deux vagues précédentes ont été marquées par leur désir d’objectivité. La troisième est un tournant, puisqu’elle verra naître les advocacy tanks, qui ont pour but la diffusion de valeurs et d’idéologie particulières. Ce sont elles qui dominent actuellement à Washington.

L’évolution du rôle des think tanks nous montre une chose : l’aspect stratégique et politique de ces organisations ne s’est réellement révélé qu’à partir des années 60. Qu’en est-il des pratiques en France ? Pourquoi l’écart entre la France et les pays anglo-saxons est-il si conséquent ?

Le retard français

Comme nous l’avons vu, l’origine du concept des think tanks vient des Etats-Unis. Sans aucun doute, l’un des fondements des différences entre le modèle américain et français n’est autre que philosophique. Dès le XIXème siècle, le modèle américain s’oppose au modèle politique français jacobin. L’autre différence majeure se trouve au niveau institutionnel. En effet, alors que les Etats-Unis se caractérisent par une faible structure administrative, la France est un pays dans lequel l’Etat conserve un certain monopole sur les prospections politiques. Ainsi, toutes les grandes idées, analyses, études, recherches, rapports, propositions provenaient de l’appareil d’Etat ou de ses avatars. La reconstruction à la suite de la Seconde Guerre mondiale et la centralisation de l’Etat imposèrent les hauts fonctionnaires et experts d’Etats comme seuls acteurs possibles dans l’élaboration de solutions politico-économiques.

Dès lors, l’étude des think tanks français fait de ces derniers une « exception française ». Cela se caractériserait du fait de leurs faibles moyens, de leur faible audience face à des organisations concurrentes tels que les cabinets ministériels qui se rapprocheraient eux de la définition d’un think tank anglo-saxon. Le manque d’institutionnalisation des think tanks en France ralentie donc leur développement. Contrairement aux Etats-Unis, il n’y a pas de statut propre aux think tanks, et la plupart ne répondent pas au critère d’indépendance évoqué outre-Atlantique, en raison de leur dépendance vis-à-vis des subventions publiques.

La culture démocratique française ne permet donc pas aux laboratoires d’idées de se développer, à l’image de leurs voisins anglo-saxons. Les institutions publiques françaises ne laissent pas la place aux acteurs privés dans la prospection politique. Au-delà de ce constat, un autre facteur est à noter : celui de la connotation péjorative liée à tout ce qui a trait à l’influence.

Quelle légitimité donner au rôle des think tanks ?

Souvent remis en cause, le rôle de l’influence n’est que très rarement soutenu en France. Associé majoritairement à la mise en avant d’intérêts privés au détriment d’intérêt général, les think tanks souffrent du même déficit d’image. Pourtant, originellement, le think tank n’a pour but que de nourrir le débat entre plusieurs acteurs, et apparait donc comme un formidable moyen de développer la démocratie représentative et participative.

En France, l’Etat a historiquement incarné seul l’intérêt général. Le gouvernement définit les « biens publics » d’où procède l’intérêt « général » de l’Etat. L’adéquation absolue entre gouvernement et population étant impossible, la présence d’une société civile s’avère nécessaire. On peut définir cette dernière comme l’ensemble des unités actives qui se vouent au bien public, sans appartenir à l’appareil d’Etat. De ce fait, les think tanks se présentent comme « primus inter pares » de la société civile, c’est-à-dire comme une entité mettant en avant la prise de décision par consensus, sans être garant du pouvoir. L’Etat et la société civile s’inscrivent dans un système de contrôle réciproque. La société civile apparaît comme un intermédiaire entre le gouvernement et le peuple, dans le but de contribuer à mieux faire entendre certaines catégories de citoyens, et d’exercer une vigilance critique vis-à-vis du gouvernement, au-delà des échéances électorales. Pourquoi alors vouloir altérer le développement d’organismes qui favorisent le choix démocratique ?

Dans un article de 1976, Pierre Bourdieu et Luc Boltanski décrivent les organismes, que l’on peut aujourd’hui considérer comme des think tanks, comme « les obligés d’une classe oligopolistique ayant besoin de relais pour maintenir son pouvoir, exercer sa violence symbolique et justifier le maintien de l’ordre en place ». Ne s’érigeant pas comme contre-pouvoirs, les think tanks à la française contribueraient à la « production de l’idéologie dominante ». Ce discours illustre le risque que les institutions émanant de la société civile soient des leurres destinés à promouvoir des intérêts particuliers, ou contraire à l’idée de bien public.

Conclusion : des pistes de réflexion

La culture démocratique et institutionnelle française laisse aujourd’hui peu de place au développement des think tanks. Dans un contexte de crise de la représentation politique, il semble légitime de se questionner sur les freins à la mise en place d’une véritable société civile. De la même façon que les pratiques d’influence, les think tanks souffrent de la méconnaissance. Serait-ce la première étape pour insuffler un élan de sympathie et de reconnaissance envers ces pratiques ? Une explication claire et précise du métier de think tanker semble en effet tout à fait abordable. Pourtant, les scandales liés à plusieurs lobbies et pratiques d’influence ne cesseront de noircir le tableau. Dès lors, des réformes concernant l’amélioration de la transparence du système institutionnel français semblent nécessaires afin de permettre à des institutions privées d’influer sur le débat public.

Par Thibaut GUILLOU, promotion 2016-2017 du M2 IESC

Bibliographie

Thierry de MONTBRIAL, Thomas GOMART, « Think tanks à la française », Le Débat 2014/4 (n° 181), p. 61-76. DOI 10.3917/deba.181.0061

Kevin BROOKES, Benjamin LE PENDEVEN, « L’Etat innovant (1) : Renforcer les Think Tanks », Fondapol, Avril 2014

Webographie

http://www.atlantico.fr/decryptage/think-tanks-servent-quelque-chose-en-france-olivier-urrutia-2752865.html

http://www.challenges.fr/entreprise/et-les-meilleurs-think-tanks-francais-de-l-annee-sont_162958

http://archives.lesechos.fr/archives/cercle/2014/01/23/cercle_89361.htm

Admin M2 IESC