Le soft power japonais : le « Cool Japan » sur sa dernière jambe ?

Le soft power est d’après Joseph Nye[1] un moyen pour un acteur politique, ici l’Etat, d’influencer le comportement d’un autre acteur sans avoir à passer par la coercition (hard power).  La plus grosse part du soft power ne vient pas directement de l’Etat mais de la culture ancrée dans la société du pays. Par exemple, Hollywood est un produit des films américains, la culture manga et animé s’est développée au Japon, et il en va de même pour la pop culture Coréenne. A cela on ajoute le prestige des universités et les différents systèmes éducatifs. Ce sont ce genre d’éléments qui permettent réellement la transmission de la culture d’un pays. Sur ce point, la Chine, avec son soft power basé sur les pandas et centré sur l’initiative du gouvernement, n’a selon Joseph Nye pas complétement saisie l’essence même du soft power.

En revanche, le pays du soleil levant, le Japon, est devenu ces dernières années une véritable puissance culturelle. Son utilisation du soft power afin de transmettre sa culture, lui a permis de prendre une part plus importante sur la scène internationale et dans l’esprit des citoyens du monde entier, comme un pays captivant. C’est un cas d’école sur l’utilisation du soft power et un exemple qui ne peut être omis quand ce concept est évoqué. Son application de l’idée se fait à partir d’une politique que le gouvernement appelle « Cool Japan ». Cette politique leur a permis d’accueillir la coupe du monde de rugby en 2019 et les jeux olympiques de 2020 (reportés à 2021).

Qu’est-ce que le « Cool Japan » ?

« Cool Japan » est une initiative qui a été mise en place par le gouvernement japonais afin de promouvoir sa culture dans le monde entier, c’est son application de la notion de soft power. Elle fait suite à l’article de Douglas McGray en 2002 « Japan’s Gross National Cool ». Cet article, très flatteur, a fait beaucoup de bruit à l’époque car il a mis en évidence la part grandissante de l’influence et du succès de la culture japonaise dans le reste du monde. Assez ironiquement, ce succès n’avait pas été remarqué par les premiers concernés. Dans l’article, McGray montre comment le japon est devenu depuis les années 80, une superpuissance culturelle. Il cite plusieurs exemples, comme le film d’animation « le voyage de Chihiro », premier film d’animation à gagner un oscar, ou alors Hello Kitty, qui réalise un chiffre d’affaire de plus d’un Milliard par an, ou encore Pokémon, diffusé dans 65 pays et traduit dans plus de 30 langues. Tout cela dans un contexte de crise économique japonaise, avec moins de 1% de croissance annuelle du PIB.

C’est grâce à cet article que le japon prend conscience de ses forces et met en place une politique de soft power. L’article a joué un rôle tellement important que le gouvernement a même décidé de réutiliser les termes employés dans celui-ci, d’où le nom « Cool Japan ».

A travers cette politique, l’Etat japonais « engage » des acteurs du secteur privé afin de promouvoir la culture japonaise au monde entier à travers divers moyens. La culture japonaise ne se limite pas uniquement à la pop culture, il faut également y inclure la culture traditionnelle, la gastronomie, etc. De larges sommes d’argent sont versées à ces acteurs afin d’entretenir la politique. On assiste alors à une vraie collaboration du secteur public et privé afin de suivre une stratégie nationale

Quels en sont les enjeux ?

La stratégie du « Cool Japan » se déroule en 3 étapes. Il s’agit premièrement de créer un boom japonais dans un maximum de pays, c’est-à-dire, susciter chez les résidents des pays un intérêt pour la culture japonaise, que ce soit au niveau traditionnel, gastronomique, sociétal etc… via la distribution et/ou la diffusion de média de tout genre. Deuxièmement, il s’agit de faire en sorte que cet intérêt, qui a été éveillé, se transforme en comportement de consommation de produits culturels afin de soutenir l’économie japonaise. C’est d’ailleurs à cause de cette partie de leur stratégie que les règles de droit d’auteur sont si strictes au japon, le contenu de leur média étant facilement piratable. Par exemple, les plateformes légales de diffusion d’animés font face à la compétition d’un bon nombre de sites pirates. Cette consommation sera soutenue et alimentée par la présence de commerces, d’évènements, et bien d’autres initiatives à travers le monde. Ce n’est pas la France, avec son statut de deuxième consommateur de manga, (derrière le japon), et sa Japan expo annuelle, qui réfutera l’efficacité de ces initiatives. Enfin, il s’agit d’attirer les individus sur le sol Japonais. Après leur avoir fait consommer les produits culturels, on les fait consommer localement. Cette dernière étape se réalise à travers le tourisme, par exemple avant la crise de la Covid-19, le Japon s’attendait à 30 millions de visiteurs, les partenariats de mobilité inter-fac. Tout cela dans l’objectif de stimuler l’économie.

Cette stratégie a aussi pour but d’améliorer la perception du Japon dans le monde, et de lui faire oublier son passé de pays impérialiste et totalitaire. En effet, même si le Japon est vu comme un pays pacifiste, qui aujourd’hui prône des idées telles que la paix et le dépassement de soi, il y a moins de 100 ans ce pays était l’un des trois partenaires principaux de l’Axe, avec l’Allemagne d’Hitler et l’Italie de Mussolini. Même si cette partie de l’histoire est vite oubliée en Occident, en Asie elle est encore bien présente dans les esprits, certaines victimes étant encore en vie. C’est là que le Japon rencontre l’une des premières difficultés auxquelles elle doit faire face, son histoire peu glorieuse.

Les défis du « Cool Japan »

Dualité entre concept et réalité historique

Malgré son rayonnement majoritairement positif en Occident, la situation n’est pas la même en Asie. L’histoire du pays du soleil levant est semée de guerre et d’atrocité que l’archipel a livré à ses voisins. L’idée que le concept de « Cool Japan » tente de renvoyer et la vérité de l’histoire, crée une dualité qui la rende difficile à accepter par plusieurs pays asiatiques. En effet, ce n’est que récemment par exemple, que la Chine a autorisé la diffusion de dessins animés japonais (animé) sur leurs chaînes télévisées. De plus, afin de correspondre à l’image renvoyée par le concept de « Cool Japan », certains artistes japonais, notamment des auteurs, vont jusqu’à nier et réécrire des faits historiques dans leurs œuvres, ce qui pour les victimes et les descendants des victimes est inacceptable.

Une sincérité remise en question

Au sein même du pays, l’initiative est de plus en plus critiquée, et la sincérité du gouvernement est remise en question. La corruption est décriée et soupçonnée au sein des agents impliqués dans la politique. En effet, de grosses sommes d’argent sont injectées dans la politique, argent donné par l’Etat à des acteurs privés dans le but de promouvoir la culture. Toutefois, des voix s’élèvent et crient à la corruption. Ils expliquent qu’au vu de l’écart entre les salaires médiocres que les travailleurs impliqués perçoivent par rapport à leur travail, (pour certain moins de 20 000 €/ an pour plus de 40h de travail), et ce qu’ils sont censés percevoir (par rapport aux sommes supposées être investies dans les projets), il est fort probable que l’argent entre directement dans les poches de leurs supérieurs. De plus, les artistes sont souvent écartés de leurs œuvres et n’ont pas leur mot à dire dans la réalisation de celle-ci, ni dans le partage des profits qu’elles rapportent.

Autre difficulté, plusieurs japonais déplorent l’hypocrisie du gouvernement. Aujourd’hui, dans la stratégie du pays, une communauté, nommément « otaku », est placée sous les feux des projecteurs. Toutefois, cette communauté avait depuis 1988 été mis au placard par l’Etat japonais et classifié comme des déviants suite à une série de meurtre de jeunes filles effectués par Tsutomu Miyazaki. Ce groupe accuse l’Etat de ne pas vraiment s’intéresser aux citoyens et de simplement profiter d’eux pour s’enrichir. On en revient donc à l’hypocrisie et la corruption de l’Etat.

La montée du soft power Coréen : « Cool Japan » face à l’« Hallyu Wave »

Le plus grand des défis et celui avec le plus gros risque pour le Japon, est la montée en soft power fulgurante de la Corée du Sud.

En effet, le Japon a jusque-là, c’est-à-dire pendant à peu près 30 ans, été la seule superpuissance culturelle en Asie. Cependant, ce monopole vient de prendre fin. Ces dernières années, la pop culture coréenne a saisi le monde entier par surprise et se propage à un rythme effréné. Même avec plus de 20 ans de longueur d’avance, les groupes de J-pop (Japanese pop) se sont vite fait dépasser par les groupes de K-pop (Korean pop), le plus connu étant BTS.

Cette comparaison, effectuée grâce à google trends, nous montre l’intérêt pour la pop culture japonaise (en rouge) face à l’intérêt pour la pop culture coréenne (en bleu) dans le monde. On voit non seulement un inversement en 2009, mais aussi que l’intérêt pour la pop culture coréenne a pris des ampleurs que le Japon n’a jamais connu.

Ce phénomène s’explique facilement par les approches très différentes des deux pays. Le Japon, avec son concept de « Cool Japan », est resté très nationaliste et ne se tourne pas vers le monde. Les produits sont faits par les japonais pour les japonais, prioritairement. Les moyens mis en place pour partager leur culture sont limités, et cet esprit se retrouve dans la définition donnée à leurs produits. Par exemple, les animés sont « des dessins animés fait par les japonais pour les japonais ». Malgré un intérêt grandissant de la population mondiale pour le style, cette définition et les moyens mis en place pour leurs diffusions n’ont pas évolué. Le Japon est malheureusement victime de son succès. Etant donné que « Cool Japan » rapporte de l’argent, le gouvernement ne voit pas pourquoi il faudrait le réformer.

La Corée du sud a elle aussi créé sa politique dérivée du « Cool Japan » qu’elle appelle « Hallyu Wave ». Contrairement à son homonyme, celui-ci est tourné vers le monde et tente de faciliter l’accès à la diffusion, et même à la création/participation des fans du monde entier. Par exemple, il est facile de trouver des titres de K-pop sur iTunes contrairement à des titres de J-pop. Il est aussi possible de publier sa propre histoire sur Webtoon[2] même si on n’est pas coréen. Ce sont ce genre de détails qui rendent la propagation du soft power coréen plus rapide et plus efficace.

Ce phénomène, (la Corée du sud dépassant le Japon), est potentiellement en train de se réitérer avec l’affrontement Webtoon manga. En effet, depuis 2014 on voit une progression stable et constante de l’intérêt pour les Webtoon. Cependant, l’intérêt porté sur les mangas est lui vacillant. La perte de cette position de leader dans ce secteur serait un coup dur pour l’économie japonaise et le concept de « Cool Japan ».

Cette comparaison, effectuée grâce à google trends, nous montre l’intérêt pour les Mangas japonais (en rouge) face à l’intérêt pour les Webtoons coréen (en bleu) dans le monde.

Conclusion

Grâce à la politique de « Cool Japan », le Japon était, et reste toujours la superpuissance culturelle d’Asie. Cependant, cette politique est de plus en plus décriée et fait face à de nouveaux challenges qui pourront déterminer sa pérennité. C’est dans cette optique qu’elle doit constamment se réinventer et ne pas se reposer sur ses lauriers, notamment la longueur d’avance qu’elle a pu prendre ces 30 dernières années.

Néanmoins, depuis la fin de l’ère Heisei[3], selon des bruits qui courent dans le monde politique, le Japon voudrait se défaire de son image de pays capable uniquement de manier du soft power, mais voudrait ajouter à son arsenal le hard power. Il chercherait, d’après eux, à redevenir un pays normal qui ne serait plus contraint par la constitution de 1947. Dans ce cas, les inquiétudes à peine calmées des pays avoisinant l’archipel ne feront que resurgir, et ce serait potentiellement la fin du « Cool Japan ».

Par Oluwafisayomi Agunbiade, promotion 2020-2021 du M2 IESCI

Sources:

Douglas McGray, 2002. Japan’s Gross National Cool https://foreignpolicy.com/2009/11/11/japans-gross-national-cool/

Etienne Dhuit, 2019. Le Japon veut en finir avec le « Soft Power » https://www.revue-internationale.com/2019/05/le-japon-veut-en-finir-avec-le-soft-power/

Joseph Nye 2016 Joseph Nye on soft power https://www.youtube.com/watch?v=_58v19OtIIg

METI, 2012.  Cool Japan Strategy https://www.meti.go.jp/english/policy/mono_info_service/creative_industries/pdf/121016_01a.pdf

Philippe Pons et Philippe Mesmer, 4 mai 2019.  Après trente ans de « soft power », le Japon veut devenir un « pays normal » https://www.lemonde.fr/international/article/2019/05/04/apres-trente-ans-de-soft-power-le-japon-veut-devenir-un-pays-normal_5458171_3210.html#:~:text=Japon-,Apr%C3%A8s%20trente%20ans%20de%20%C2%AB%20soft%20power%20%C2%BB%2C%20le%20Japon%20veut,ne%20soit%20plus%20uniquement%20d%C3%A9fensive.

Wikipédia Cool Japan https://fr.wikipedia.org/wiki/Cool_Japan

15 Avril 2019 Event Report: Japan as a Normal Country? Retrospect and Prospect  https://utsynergyjournal.org/2019/04/15/event-report-japan-as-a-normal-country-retrospect-and-prospect/

[1] Il s’agit de l’ère du précédent empereur du Japon, elle a pris fin le 30 avril 2019. Il s’agit du premier empereur de l’histoire à abdiquer avant sa mort

[2] Une plateforme sur laquelle de nombreuses histoires type manga sont publiées. Le terme peut aussi être utilisé pour décrire la version coréenne des mangas.

[3] Dans la vidéo du 22 février 2016 “Joseph Nye on soft power”

Admin M2 IESC