Le patriotisme économique

Le concept de patriotisme économique induit la mobilisation de l’État, des collectivités locales et des entreprises dans le but de développer ou de renforcer la compétitivité de celles-ci dans le contexte actuel de mondialisation et de durcissement des rapports concurrentiels. Il intègre deux volets, l’un défensif, consistant en la définition de secteurs stratégiques à protéger, l’autre offensif, désignant la capacité à mettre en place des manœuvres d’accompagnement des secteurs identifiés comme stratégiques[1]. Le patriotisme économique est donc aujourd’hui au cœur de la stratégie d’une grande majorité de pays. Il est donc légitime de prêter attention aux enjeux d’un tel concept.

Comment définir un secteur stratégique ?

La définition et l’identification des secteurs stratégiques peut varier en fonction des zones géographiques et des périodes. Elle répond cependant de manière générale à une double logique : continuité de l’activité économique et protection des intérêts économiques de la nation. On retrouve dans l’idée de continuité de l’activité économique tous les secteurs absolument nécessaires pour pouvoir exister économiquement, tels que les secteurs de l’énergie et de l’eau, des transports ou encore des télécommunications. Une maitrise totale de ces pans de l’économie est cruciale pour ne pas se retrouver à la merci d’autres acteurs qui pourraient agir de manière à détériorer la compétitivité d’un pays. D’autre part, un secteur pourra être défini comme stratégique s’il répond à une logique de protection des intérêts économiques d’une nation. Cela signifie notamment que laisser le contrôle d’une entreprise d’un secteur stratégique à une entité extérieure, dont les intérêts ne vont clairement pas dans le sens de la nation à laquelle était rattaché l’entreprise, ne va pas être autorisé par cette nation.

La notion de secteur stratégique n’est cependant pas uniforme dans le sens où elle va différer en fonction des pays et de la manière avec laquelle ils veulent opérer d’un point de vue stratégique. Ainsi, le choix des secteurs stratégiques n’est pas le même en France et aux États- Unis car même si l’identification de secteurs stratégiques répond à la double logique décrite précédemment, ces pays n’ont pas les mêmes stratégies au niveau mondial et agissent de manière différente pour protéger leurs intérêts. Les choix des pays relatifs aux secteurs stratégiques à protéger sont, par ailleurs, susceptibles d’évoluer au cours du temps. Pour un pays, protéger et soutenir des secteurs stratégiques permet surtout de conserver ou restaurer sa place dans l’économie mondiale. Concrètement, il s’agit d’un moyen de se prémunir face à la montée en puissance d’entités susceptibles de rivaliser avec des pays, voire de porter

atteinte à leurs intérêts stratégiques. P.Dupeyrat met en avant trois entités qui pourraient être en mesure de nuire aux intérêts stratégiques d’un pays : les firmes multinationales, les fonds souverains (fonds de placement financier détenus par un État et qui gèrent l’épargne nationale à travers des placements) et les fonds d’investissements (organismes de détention collective d’actifs financiers).

Si on prend l’exemple français, les choix en matière de secteurs stratégiques n’ont cessé d’évoluer depuis 1990, date à laquelle la première liste de secteurs qui relèvent de l’intérêt national et qui sont susceptibles de faire l’objet de dérogation à la liberté d’investissement est établie. On retrouve dans cette liste les activités qui participent à l’exercice de l’autorité publique, les secteurs qui touchent à la santé publique, l’ordre public ou encore à la sécurité publique, les secteurs liés à la production et au commerce d’armes, de munitions ou de matériel de guerre et tout ce qui aurait pour effet de faire échec à l’application des lois et règlements français. Cette liste a ensuite été modifiée à plusieurs reprises, d’abord par le décret du 7 mars 2003, qui voit le concept d’ordre public être remplacé par les concepts d’ordre public et de sécurité publique, (qui font référence aux activités illégales interdites par le code pénal) puis par une loi promulguée en 2004 dont la santé ne fait plus partie afin d’être en accord avec les engagements européens de la France.

La première liste de secteurs stratégiques a proprement parlé apparait avec le livre blanc de 2008. On y trouve les technologies dites « duales », c’est-à-dire les technologies qui peuvent être utiles à la fois dans un cadre militaire et dans un cadre civil. Plus récemment, une liste de 20 secteurs prioritaires a été établie en 2010. Celle-ci répond à trois objectifs : l’impact du secteur sur la souveraineté nationale, l’importance économique du secteur (en termes d’emploi, de commerce …), l’impact du secteur sur l’image de la France. Enfin, en 2014, la liste de secteurs stratégiques établi avec le livre blanc en 2008 est élargie. Désormais, les activités relatives à l’intégrité, la sécurité et la continuité comme l’approvisionnement en énergie et en eau, les réseaux en matière de transport, les établissements d’importance vitale et les activités relevant de la protection de la santé publique peuvent faire l’objet de dérogation à la liberté d’investissement. Cette liste a d’ailleurs été élargie en Novembre 2018 afin d’y intégrer les technologies du numérique et notamment l’intelligence artificielle.

Si en France, les secteurs faisant l’objet de soutien et de protection par l’État sont relativement clairement définis, ce n’est pas le cas aux États-Unis. En effet, les dérogations à la liberté d’investissement sont fondées sur la notion de « sécurité nationale » qui n’est pas clairement définie. On retrouve toutefois parmi les secteurs stratégiques l’informatique, l’électronique, l’énergie, la télécommunication, l’aéronautique, le nucléaire, les technologies de défense. Les américains sont toutefois susceptibles de définir un secteur comme stratégique de manière arbitraire s’ils estiment qu’il en va de la sécurité nationale.

On voit par ailleurs que les États essayent de plus en plus de soutenir et protéger les secteurs innovants. En France, on a par exemple mis en avant des technologies clés qui peuvent être définies comme des technologies stratégiques pour l’avenir économique et industriel de la nation. P. Dupeyrat, dans Mondialisation et Patriotisme Économique, parle également de technologies différenciantes (technologies qui permettent à un État de se maintenir dans la compétition entre nations) et même de technologie de souveraineté qui seraient des technologies qui permettent à une nation de maintenir sa souveraineté dans un monde en mutation. On retrouverait dans ces technologies de souveraineté des technologies de défenses et de sécurité, des technologies garantissant la sécurité des infrastructures vitales, celles nécessaires à l’exploitation des ressources stratégiques, indispensables au bon fonctionnement des autres technologies. L’intérêt de cette définition est d’englober les technologies déjà protégées et d’ajouter les activités importantes en termes d’emploi concernés et de croissance. Il conviendrait donc de soutenir et protéger les secteurs susceptibles de créer de telles technologies pour pouvoir, non seulement se maintenir dans la compétition entre États qui fait rage dans une économie mondialisée, et d’autres part, de mettre toutes les chances de son côté dans le but de mettre au point, protéger et soutenir la technologie de demain. Les technologies rattachées à l’IA ne sont donc plus seulement des technologies différenciantes ; elles font désormais figure de technologie de souveraineté. Il est cependant légitime de s’interroger sur le domaine d’action dont dispose l’État s’il s’appuie sur la notion de technologie de souveraineté pour protéger les secteurs clés de son économie étant donné qu’une grande partie des secteurs peuvent être compris dans celle-ci. 8

Le choix et la protection des secteurs stratégiques dépend donc de chaque pays et de sa propension à entraver la liberté d’investissement en s’appuyant sur des éléments plus ou moins explicites. Toutefois, il convient de s’interroger sur l’intérêt qu’ont les nations à défendre ces secteurs particuliers.

Les risques inhérents à la définition et au soutien des secteurs stratégiques

Le principal risque est un risque qui pourrait apparaitre au niveau global avec la mise en place de représailles successives. En effet, même si les pays s’octroient le droit d’entraver la liberté d’investissement ou encore de mettre en place des politiques protectionnistes pour protéger les secteurs stratégiques, cela pourrait entrainer la mise en place d’une réciprocité exacerbée qui pourrait finir par créer une sorte de guerre commerciale. Récemment, on a par exemple pu l’observer avec la mise en place de droit de douane sur l’acier et l’aluminium décidés par D. Trump en Mai 2018. Cette décision du chef d’État américain a entrainé́ de vives réactions de la part de ses partenaires commerciaux. Le Canada a par exemple décidé, en guise de représailles, de taxer un certain nombre de produits américains dès juillet 2018. L’acier et l’aluminium provenant des États-Unis, mais également des produits comme le jus d’orange ou le ketchup ont donc fait l’objet de droits de douane au Canada. Au niveau européen, les membres de l’Union ont déploré le choix de D. Trump et réagi en taxant des dizaines de produits américains mais craignaient (particulièrement l’Allemagne) que les États-Unis ne décident en réaction à leur réaction de taxer les importations d’automobiles. Il a fallu une rencontre entre le président américain et Jean-Claude Juncker, président de la Commission Européenne pour apaiser le climat et convaincre Trump de ne pas mettre en place de droits de douane sur les voitures allemandes. En fin de comptes, l’aluminium et l’acier européens sont toujours taxés aux États-Unis et cela n’a entrainé́ aucune réaction protectionniste au niveau européen.

D’autre part, une protection et un soutien trop important aux secteurs stratégiques risquent de porter atteinte à des engagements pris par certains pays vis-à-vis d’autres et donc de gripper un système de coopération international qui a tendance à se dégrader ces dernières années. On peut, par exemple, imaginer que si un pays de l’UE met en place une quantité trop importante de mesures visant à entraver le processus de libre circulation des marchandises au sein de l’Union, il risque de s’attirer les foudres des autres pays membres et de subir des sanctions. Cela comporte un double risque : d’une part, les sanctions doivent être suffisamment dissuasives pour ne pas inciter les autres membres à agir de la sorte ; mais d’autre part elles doivent être suffisamment adaptées pour permettre au pays en question de contribuer au bon fonctionnement de l’Union Économique. Là encore l’enjeu est de taille pour les organismes comme l’Union Européenne.

Ces risques d’ordre macroéconomique pourraient avoir des conséquences désastreuses sur le commerce mondial à travers l’augmentation du prix des produits taxés et entrainer une fermeture progressive des économies sur elles-mêmes. Il convient donc de trouver un juste milieu au niveau des activités considérées comme stratégiques. Une définition aussi large que celle de « technologie de souveraineté » proposée par P. Dupeyrat ne semble pas adaptée dans le sens où elle octroie le droit à chaque pays d’entraver le la liberté d’investissement d’autrui. Même si certaines FMN sont très offensives et peuvent soit être au service direct des États (cas des entreprises chinoises), soit faire l’objet de contrôle de leur informations (cas des entreprises américaines obligées de livrer leurs données au gouvernement si celui-ci le souhaite avec le renforcement du Patriot Act), cette définition n’est pas assez claire.

Par Antonin Rohard, promotion 2019-2020 du M2 IESCI

Bibliographie/Sources

« Mondialisation et patriotisme économique », Pascal Dupeyrat (2015).

Définition du patriotisme économique : https://portail-ie.fr/resource/glossary/30/patriotisme-economique

[1] Définition du patriotisme économique tirée du Portail de l’IE.

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