La stratégie de Total pour la Polar Silk Road

En septembre 2013, lors de sa visite au Kazakhstan, le président chinois Xi Jinping annonça la renaissance de « la route de la soie ». Il s’agit d’un titanesque projet de construction d’infrastructures reliant l’Asie, l’Europe et l’Afrique à tous les continents.  Ce projet touche absolument tous les secteurs.

Quand on évoque « la route de la soie », on pense à des infrastructures routières tels que des axes d’autoroutes, des voies maritimes, des voies ferrées, des ponts ou encore des aéroports. Mais cette nouvelle « route de la soie » est bien plus que ça. Ce nouveau projet intègre aussi le numérique, les zones industrielles, les infrastructures, des zones portuaires, ainsi que la construction de gazoducs, oléoducs, réseaux de fibres optiques et la production des énergies propres.

Cette nouvelle route de la soie est bien plus qu’une route. Elle est rebaptisée « One Belt, one Road Initiative », soit « Belt and Road Initiative-BRI ». Et comme son nom l’indique, son ambition est bien de faire un cercle tout autour de la terre.

Derrière la BRI se cachent donc les ambitions chinoises. Par le biais de la présence économique, de l’investissement, de la construction ou encore de l’extraction des ressources naturelles, la Chine crée une nouvelle zone d’influence et transforme l’Asie en une entité géante interconnectée et composée de 60 pays. A date, on dénombre 1 647 projets et 21 initiatives sous le sigle BRI (source : Reconnecting Asia), et le nombre de projets pourrait atteindre 7 000 d’ici 2050. Les montants investis se comptent en trillions. On parlerait de 900 à 4 000 milliards de dollars (selon : Deloitte). Avec de tels investissements, la Chine pourrait avant la fin du XXIe siècle, créer une super-région asiatique qui pourrait largement dépasser l’Union européenne en termes d’étendue, de dimensions et de potentiel économique. On estime déjà à ce que, dans dix ans, le volume du commerce dans le cadre du projet BRI atteigne 2 200 milliards de dollars (vs l’UE avec un niveau de 3 100 milliards de dollars) (source : The Conversation).

La BRI de ce fait pourra permettre à la Chine d’exploiter toutes les vastes ressources naturelles de l’Asie intérieure et de profiter des grandes régions énergétiques autour de la mer Caspienne et du golfe Persique. Ce qu’il faut retenir, c’est que la BRI contient un large volet sur l’énergie.

En effet, la BRI est un élément clé dans la stratégie énergétique de la Chine.

Les enjeux de la transition énergétique chinoise et l’autre route de la soie

L’étonnant paradoxe de la Chine est qu’elle est à la fois le plus gros pollueur de la planète et le premier pays producteur d’énergies renouvelables.

Pour resituer un peu le contexte, la Chine est sans doute le pays qui a connu les mutations les plus extraordinaires depuis le début des années 80 (et plus précisément depuis l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping en 1978). Si l’ère maoïste symbolisait une économie communiste fermée sur elle-même et en panne, le pays s’est ouvert, à l’arrivée de Deng Xiaoping, à la mondialisation. En moins de 30 ans, la Chine est devenue la deuxième puissance économique mondiale, juste derrière les États-Unis et devant le Japon (en 2010, la Chine affichait un PIB 6 087 milliards de UDS, contre 5 700 milliards de UDS pour le Japon et 14 990 milliards de USD pour les États-Unis). Si elle est devenue le premier marché automobile, et est connue comme « l’usine du monde », la Chine est bien plus que ça. Elle a aussi rattrapé son retard dans les secteurs à haute valeur technologique comme l’IA, où elle affiche clairement son intention de devenir le leader mondial.

Pour atteindre cet objectif et garder sa croissance économique, la Chine aura besoin de quantités massives d’énergie.

Sa consommation a donc triplé entre 1990 et 2015, passant de 650 millions de tonnes équivalent pétrole (Mtep) à 1 900 Mtep (à titre de comparaison, la France consomme 162 Mtep). En 2018, la Chine est le plus gros consommateur d’énergie avec 23,6 % de la consommation d’énergie primaire mondiale (source : Statista).
Ce grand bond économique chinois s’est appuyé sur le charbon, une source énergétique dont le pays dispose en grandes quantités. La Chine est non seulement le premier producteur mondial, mais aussi le premier importateur. La part du charbon dans le mix énergétique primaire était de 62 % en 2017 (contre 74 % au milieu des années 2000). Il assure 65 % de la production de l’électricité (contre 1,8 % en France et 30,1 % aux États-Unis en 2017).

Or, dès 2013, la Chine est confrontée à la question environnementale.

Le gouvernement a dû réagir face à « l’airpocalypse” des mégalopoles du nord du pays. Pékin avait été sévèrement touchée en automne 2013. Cet épais brouillard polluant a plongé toutes les mégalopoles du nord du pays dans le brouillard, obligeant la cessation quasiment de toutes activités pour 11 millions d’habitants. Le gouvernement a dû très rapidement prendre des mesures d’urgence (système de circulation automobile alternée, travaux de construction arrêtés, écoles fermées, etc…). Si la qualité de l’air ne s’améliorera pas de manière visible, l’environnement quant à lui est officiellement reconnu depuis comme un problème majeur.

De ce fait, dans une perspective de développement énergétique durable, si la Chine doit réduire sa consommation de produits pétroliers, ça ne peut pas être le cas pour le gaz naturel. En effet, Pékin doit réduire sa consommation de charbon, et le gaz naturel aide à faire reculer massivement les usages du charbon minéral dans les usages thermiques des industries et des ménages urbains.

Or la Chine n’est pas un grand pays producteur d’hydrocarbures et doit importer l’essentiel de sa consommation. D’après l’AIE (Agence Internationale de l’Énergie), les importations de GNL (Gaz Naturel Liquéfié) pourraient être équivalentes de ceux de l’Union européenne d’ici 2040. Cette situation de dépendance a donc une forte influence sur la géopolitique.

Par la BRI, la Chine peut renforcer sa flotte militaire et installer de nombreuses bases dans le monde. Ses investissements dans les ports du monde vont permettre de protéger les routes maritimes de son approvisionnement, et en même temps, de favoriser les débouchés de ses produits. La BRI permettra aussi d’accroitre ses approvisionnements de gaz avec l’Asie centrale et la Russie et de diversifier son approvisionnement.

La PSR (Polar Silk Road) ou l’autre route de la soie, nouvelle composante à part entière de la BRI, devient alors un élément majeur dans la stratégie énergétique de la Chine.

En effet, la rivalité entre les puissances concerne tout d’abord les hydrocarbures. Si les réserves mondiales de pétrole et de gaz s’épuisent, les réserves de l’Arctique sont estimées à près de 90 milliards de barils de pétrole, soit 15 % des réserves mondiales, et à 47 milliards de mètres cubes de gaz, soit 30 % du volume mondial total. Aujourd’hui, ces ressources restent difficiles à exploiter, mais, à terme, quand les ressources non conventionnelles seront épuisées, l’exploitation de l’Arctique deviendra un enjeu majeur.

Dès l’annonce de la BRI en 2013, il ne faisait guère de doute qu’à mesure que l’Arctique commençait à subir le changement climatique et l’érosion des glaces, le Grand Nord serait ajouté, aux côtés de l’Afrique, l’Europe et l’Eurasie, en tant qu’élément clé du réseau de routes commerciales et de partenariats économiques renforcés que la Chine cherche à développer.

L’enjeu de cette nouvelle voie maritime, le long des côtes polaires devenues de plus en plus navigables grâce au réchauffement climatique et à la fonte des glaces, est de pouvoir réduire de 40 % le trajet entre Rotterdam et Shanghai, et de concurrencer la voie surchargée du canal de Suez.

De ce fait, bien qu’elle n’ait aucune frontière avec l’Arctique, dès 2013, la Chine a réussi à se faire attribuer le statut d’observateur officiel au Conseil de l’Arctique, l’institution principale de cette région, fondée au lendemain de la Guerre froide et qui regroupe huit États : le Canada, le Danemark, les États-Unis, l’Islande, la Norvège et la Russie, la Finlande et la Suède.

En juin 2017, le document, intitulé “Vision pour la coopération maritime dans le cadre de l’initiative “Belt and Road”, a noté trois “passages économiques bleus” spécifiques essentiels pour le futur commerce maritime chinois BRI : la route Océan Indien-Méditerranée, de la route Océanie-Pacifique Sud et de l’Océan Arctique.

La Russie a été de loin le principal bénéficiaire des politiques de PSR, en raison de sa géographie, puisque la route maritime arctique la plus courte entre la Chine et l’Europe se trouve au nord de la Sibérie, et de divers types de coopération économico-politique. L’Arctique peut donc devenir un nœud majeur de la coopération sino-russe.

La plupart des accords économiques relatifs au PSR entre la Chine et la Russie ont été conclus dans le secteur de l’énergie, le projet GNL de Yamal, supervisé par la société russe Novatek (НОВАТЭК), en Sibérie occidentale étant le fleuron de cette coopération. La China National Petroleum Corp. (CNPC) détient une participation de 20% dans le projet, avec l’acquisition par le Fonds chinois de la route de la soie.

Dès mars 2011, Total s’engage en Arctique en coopérant avec Novatek (numéro deux du gaz russe). Et avec une participation de 20%, Total devient le partenaire de référence du projet Yamal LNG, et par là un acteur majeur du projet énergétique chinois.

Total dans l’enjeu énergétique chinois

Si l’histoire de Total en Chine commence dans les années 80 dès l’ouverture du marché chinois, la naissance de Total elle, date des années 20.

Groupe pétrolier Total a été fondé en mars 1924 par René Perrin sous la présidence d’Ernest Mercier. Elle est née sous le nom “Compagnie française des pétroles (CFP)”, le nom Total n’est apparu qu’en 1953. A l’origine, c’était une société mixte associant des capitaux d’État et des capitaux privés.

Ses activités couvrent l’ensemble de la chaîne de production, de l’extraction du pétrole brut et du gaz naturel à la distribution en passant par le raffinage.

Avec plusieurs fusions-acquisitions successives (Elf, Pétrofina) et sa privatisation en 1991, Total est devenu un groupe d’envergure internationale. Elle fait partie des six plus grands groupes pétroliers mondiaux ou “super majors”, aux côtés d’Exxon Mobil, Chevron, Royal Dutch Shell, ConocoPhillips ou BP.

Son aventure chinoise commençant dès les années 80, Total est donc présent en Chine depuis près de 40 ans. Le groupe a été la première société internationale d’énergie à s’implanter dans le secteur de l’exploration et du raffinage du pétrole et du gaz offshore en Chine. Total compte aujourd’hui 3 788 employés en Chine et est présent sur toute la chaîne de valeur de l’industrie énergétique chinoise.

Malgré tout, Total n’a pour autant pas « réussi » à pénétrer le marché chinois

L’Etat chinois contrôle ses marchés stratégiques, et particulièrement celui de l’énergie. Dans le marché du lubrifiant, les étrangers n’assurent que 15 % des ventes. Dans celui de la production de pétrole et de gaz, ils en assurent à peine 1,5 % et ne possèdent pas plus de 1 % des stations-service. A titre comparatif, Total compte 3 550 stations-service sur le marché français pour 310 stations-service sur le marché chinois.

Total entend donc pénétrer le marché chinois. L’environnement devenant une priorité nationale et exacerbé par « l’Airpocalypse » dès 2013, la Chine est devenue très active dans sa mutation énergétique. Elle devient en 2016 le premier producteur mondial d’énergie renouvelable (selon l’AIE). La France est très présente sur ce sujet avec notamment la création en 2018 de l’année franco-chinoise de l’environnement et Total veut participer à la mutation chinoise.

1er importateur mondial d’énergie, la Chine importe du pétrole et du gaz en provenance d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie du Sud-Est. 80 % de ces ressources passent par le détroit de Malacca. Ce taux illustre sa dépendance envers le détroit. Le risque persistant de piraterie dans la région, l’instabilité politique et les fréquents incidents terroristes mettent en péril la sécurité du transport du pétrole et du gaz chinois. Avec la mise en œuvre des Nouvelles Routes de la soie, la Chine accélérera non seulement son ouverture vers l’Ouest, mais améliorera aussi sa sécurité énergétique.

La Russie devient un partenaire stratégique pour Pékin et la participation dans la PSR et le choix sino-russe de Total n’est donc pas neutre.

Dès 2016, Total est très fortement appuyé par le gouvernement français dans le projet Arctic LNG (ou Yamal LNG 2, suite au projet Yamal LNG de 2011). Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, et son homologue russe, Alexeï Oulioukaïev, avaient à l’époque évoqué la possibilité d’inclure les banques françaises pour participer au financement du projet Arctic LNG de gaz naturel liquéfié.

Ce projet d’un peu plus de 21 milliards de dollars (environ 17,6 milliards d’euros) est l’un des plus grands projets de gaz naturel liquéfié (GNL) au monde.

Arctic LNG est porté par le groupe russe Novatek, Total et … des groupes chinois dont CNPC (China National Petroleum Corporation). L’entreprise française participe au projet à hauteur de 21 %. L’idée est de reproduire ce que les deux partenaires ont déjà accompli dans le Grand Nord russe, sur le site voisin de Yamal : bâtir une immense usine de liquéfaction qui permette d’exporter du gaz naturel vers l’Europe et l’Asie. Après extraction, ce gaz est refroidi sur place à – 163 °C et transporté par bateau à travers la PSR.

Cette méga-usine de gaz naturel liquéfié à Yamal est l’un des cœurs de cette nouvelle route. Arctic LNG a été lancée en décembre 2017 et le démarrage est attendu pour 2023. Les méthaniers passeront par la nouvelle PSR. D’après les estimations des spécialistes, lors des mois sans glace, le fret maritime vers l’est, en empruntant la PSR de l’Europe vers la Chine serait 40 % plus rapide que celui qui passe par le canal de Suez, ce qui permet de réduire de plusieurs centaines de milliers de dollars les coûts en carburant et de diminuer potentiellement les émissions de dioxyde de carbone de 52 %. Cette route est environ 10 à 15 jours plus rapide que la route traditionnelle qui passe par le canal de Suez. En fonction de la météo et de la période, la route est navigable sans navire brise-glace pendant une durée allant de 2 à 4 mois (source : Courrier International).

Le secteur parapétrolier hexagonal réalise plus de 90 % de son chiffre d’affaires à l’export ; dans le même temps, la Chine doit importer l’essentiel de sa consommation. Car la Chine a un taux de dépendance record en matière de pétrole qui a atteint 70,5% en 2018 (source : encyclopédie énergie); le pays est devenu le plus grand importateur de pétrole du monde. Et même si le gaz ne représente qu’un peu plus de 5 % de la consommation totale d’énergie primaire du pays, les importations ont fait un bond de 33 % en 2017. Le gaz étant nécessaire à sa transition énergétique, la Chine devrait devenir dans les prochaines années un acteur décisif sur le marché mondial du GNL.

Total est donc prêt et les dés sont jetés. Les enjeux sont énormes. Total est la seule référence sur le titanesque projet Arctic LNG. Ses méthaniers sont prêts à emprunter la PSR qui serait 40% plus rapide que le passage par le canal de Suez pour desservir les axes Europe, Amérique et Asie.

La volonté d’une économie chinoise plus verte, et surtout le choix de la PSR et de l’Arctique, pourraient être la clé pour Total pour pénétrer le marché de l’énergie chinois.

Par Thao Noet, promotion 2020-2021 du M2 IESCI

Sources

Jean-François Huchet « La crise environnementale en Chine », 2016

François Roche, La danse de l’ours et du dragon, édition François Bourin 2018

Total :  https://www.total.com

Novatek : http://www.novatek.ru/en/

CNPC :  https://www.cnpc.com.cn/en/

Wikipédia

https://fr.wikipedia.org/wiki/Nouvelle_route_de_la_soie/

The Conversation

https://theconversation.com/la-nouvelle-route-de-la-soie-une-strategie-dinfluence-mondiale-de-la-chine-75084

https://theconversation.com/la-chine-a-la-conquete-des-poles-142342

Reconnecting Asia

https://reconnectingasia.csis.org/search/?q=nomber+of+projects

Courrier International

https://www.courrierinternational.com/article/geopolitique-la-russie-reve-dune-route-polaire-de-la-soie

Les Échos

https://www.lesechos.fr/industrie-services/energie-environnement/gnl-total-prend-10-dans-le-nouveau-projet-du-russe-novatek-995829

https://www.lesechos.fr/monde/europe/la-voie-polaire-la-route-de-la-soie-russe-1025873

Le Figaro

https://www.lefigaro.fr/economie/le-scan-eco/decryptage/les-nouvelles-routes-de-la-soie-le-projet-au-service-de-l-hegemonie-chinoise-20190326

All news

https://www.allnews.ch/content/points-de-vue/la-nouvelle-route-de-la-soie-un-rêve-hors-de-prix

Planète énergies

https://www.planete-energies.com/fr/medias/decryptages/chine-les-grands-equilibres-energetiques

Encyclopédie énergie

https://www.encyclopedie-energie.org/energie-chine-xi-jinping/

French China Org

http://french.china.org.cn/china/txt/2016-10/10/content_39457488.htm

In Finance

https://www.infinance.fr/articles/entreprise/societe-cotee-en-bourse/article-total-presentation-et-histoire-408.htm#histoire-du-groupe

Encyclopédie énergie

https://www.encyclopedie-energie.org/energie-chine-xi-jinping/

Usine nouvelle

https://www.usinenouvelle.com/article/total-se-place-dans-la-transition-energetique-chinoise.N1009684

Cercle finance.com

https://www.tradingsat.com/total-FR0000120271/actualites/total-total-accord-pour-une-coentreprise-en-chine-884367.html

L’antenne

https://www.lantenne.com/La-Chine-veut-une-route-de-la-soie-polaire-dans-l-Arctique_a41089.html

L’EnerGEEK :

https://lenergeek.com/2017/03/22/chine-pekin-gaz-naturel-production-delectricite/

https://lenergeek.com/2019/05/16/transition-energetique-gaz/

Admin M2 IESC