Si aujourd’hui les spécialistes peuvent s’accorder sur une idée, c’est bien celle que l’intelligence économique est une approche transdisciplinaire. En effet, elle se situe à la rencontre entre la gestion, le management, le marketing, l’économie mais aussi la sociologie, la philosophie, la psychologie et plus précisément ce qu’on appelle la psychologie sociale. Selon Allport (1968), cette dernière a pour vocation “d’expliquer comment les pensées, les sentiments et les comportements des individus sont influencés par la présence imaginaire, implicite ou explicite des autres.” Petit (2011) précise que c’est bien l’étude du comportement de l’individu dans le groupe et non celui du groupe qui est au cœur de l’analyse. Il ajoute cependant une distinction quant au champ recouvert par les économistes, ces derniers “se limitent au comportement observable de l’individu qui découle de ses préférences [alors que la psychologie sociale] concerne également ses affects, ses perceptions, ses attitudes ou même ses attributions”. Le comportement social, relevant ainsi de la psychologie, prend en compte diverses dimensions telles que l’ensemble des pensées, sentiments et comportements de la personne, aspects de l’être humain que l’on obstrue souvent. L’influence joue donc un rôle primordial dans ce champ de recherche et plus précisément la notion d’influence sociale. Comme nous allons le voir dans cet article, elle peut-être directe, indirecte, consciente ou inconsciente. “L’influence peut également provenir des caractéristiques d’autrui (ce qu’on appelle le “type” en économie) et dépend aussi des composantes psychologiques individuelles des acteurs” (Petit, 2011). L’affect est donc un élément essentiel à prendre en compte dans toutes stratégies humaines, notamment concernant la cohérence d’un changement à mener dans une organisation.
Aujourd’hui la définition officielle de l’intelligence économique est celle d’Alain Juillet, une définition plutôt d’un point de vue défensif qui est « la maîtrise et la protection des informatiques stratégiques utiles aux acteurs économiques ». Mais ce que certains peuvent caractériser comme discipline englobe une dimension beaucoup plus large qui est celle de la compréhension d’un monde toujours plus complexe, où les relations binaires et logiques ne prédominent plus. En effet, nous sommes aujourd’hui dans une économie de la connaissance où l’innovation, grâce aux prismes de la connaissance et de l’information, devient source d’avantage concurrentiel. Notre environnement n’est à présent plus compliqué mais complexe, où le « tout est supérieur à la somme des parties ». La connaissance est devenue tellement considérable, chaque individu devenant de plus en plus spécialisé, qu’il est devenu indispensable de coopérer avec autrui pour pouvoir avancer. Un comportement proactif, anticipatif et de surveillance de cet environnement est devenu inévitable. C’est un des aspects fondamentaux de l’intelligence économique, « l’activité de surveillance de l’environnement et des acteurs qui le configurent ». Une vision utopiste du monde n’est plus appropriée, nous sommes dans un monde devenu hyperconcurrentiel où chaque signal faible est source d’avantages divers pour autrui. Il faut donc adopter des comportements, des méthodes pour que les entreprises, les collectivités publiques et plus largement chaque acteur économique puissent avancer et créer. Cependant, l’intelligence économique peut être également entendue dans un sens plus large comme une culture ou un état d’esprit. Selon Stevan Dedijer, elle se définit comme « l’art et la science des questions ». L’intelligence économique est avant tout la faculté de comprendre notre environnement et les personnes qui le constituent. L’objet de cet article est donc de montrer l’importance de l’individu au sein d’un processus de gestion du changement. Comment initier de nouveaux comportements, de nouvelles habitudes afin que les individus aient un comportement plus sûr pour limiter les pertes d’informations par les acteurs économiques de l’entreprise. Comment faire acquérir, à des salariés, des actes “réflexe” tel que le rapport d’étonnement, pour amener à l’organisme, des éléments pertinents pour conforter un marché ou freiner immédiatement l‘appétit d’un nouvel entrant ? L’adhésion à un changement est toujours difficile au sein d’un groupe, il y a toujours une incertitude liée aux gains et aux pertes. Des modèles ont alors été créés pour tenter de faire réagir un individu à des sollicitations précises dans le but qu’il agisse dans une certaine direction. Il s’agira donc dans une première partie d’expliquer comment cette gestion du changement peut s’opérer et dans quels buts ? Puis nous aborderons sa mise en place via les processus de veille et d’influence, deux des trois grands outils de l’intelligence économique (avec la protection du patrimoine matériel et immatériel).
I. Gestion du changement dans l’organisation
Gérer le changement dans une organisation est une des activités les plus difficiles. Il est donc nécessaire que les dirigeants prennent en compte les individus, leurs comportements différents, face à la déstabilisation de l’environnement apportée par la modification d’habitudes de travail. Les managers doivent pouvoir être en mesure d’adopter les attitudes appropriées en fonction des réactions de leur personnel au moment de l’évolution des choix d’organisation. Quatre groupes sont couramment identifiées : les indifférents, les partisans, les indécis, les hostiles.
Les équipes managériales de l’entreprise doivent prendre en compte ces éléments pour “conduire le changement”.
Ce sujet est suffisamment sensible pour avoir créé des fonctions dédiées à ces activités : le “change manager” ou le département “organization change management”. Il existe des formations ainsi que des blogs dédiés à ce sujet. La plupart des schémas illustre cette gestion du changement en trois phases après la décision de la nécessité de l’évolution : la préparation, la mise en œuvre, la consolidation de la nouvelle situation et déjà l’identification de l’évolution suivante (1). Pour que la résistance au changement soit la plus faible possible, les change managers doivent utiliser des mécanismes fréquemment issus de la discipline traitant de psychologie sociale, et peuvent s’appuyer sur nombre de modèles (2).
A. Principes de mise en œuvre du changement dans l’organisation
Créer de nouvelles habitudes
Il y a rarement une génération spontanée du changement, sauf celles provenant des dérives progressives qui arrivent par défaut d’entretien des méthodes de travail (manque d’évaluation par le management, absence d’audit).
Le changement d’organisation est lié à l’apparition d’un besoin : être plus pertinent dans la sélection des fournisseurs, mieux maîtriser la supply chain et réduire les stocks, mettre en oeuvre une veille conjoncturelle, garantir le secret de la propriété industrielle, etc…
Ignorer l’individu dans ces processus de modification des habitudes pour en créer de nouvelles serait une erreur : selon Stiglitz (2008), le bien-être individuel est cause de l’efficacité.
L’idéal est que ces nouvelles méthodes de travail soient co-construites par un manager ou un leader, et son équipe : cela entraîne l’implication du personnel. Cette dernière est d’autant plus importante que l’on recueille l’adhésion aux activités, y compris la mise en oeuvre du processus d’évolution en lui-même
Recueillir l’adhésion aux évolutions et donner du sens aux activités
L’arrivée d’une évolution de l’organisation ou des méthodes de travail est vécue parfois comme une perturbation et une certaine perte de confort. Pour amener le groupe à conduire et s’approprier le changement, réussir à réunir autour de ce projet l’ensemble des protagonistes est un challenge en soi. Ils se répartissent parmi les indifférents, les partisans, les indécis, les hostiles. Séduire les partisans est aisé. Le point de bascule de l’opinion pour favoriser l’effet d’entraînement du groupe implique l’obligation de convaincre les indifférents et les indécis.
Recueillir l’adhésion devient une figure imposée du manager pour réduire l’hostilité aux changements. La transparence sur le processus d’évolution et la co-construction de la nouvelle organisation, avec les acteurs eux-mêmes et en les guidant, contribuent à ce qu’ils assimilent le projet, agissent sur lui. Cela permet “l’effet d’assimilation” de Piaget (1976) qui, par l’approche d’une problématique, va autoriser l’identification et l’absorption de nouvelles caractéristiques par les gens eux-mêmes. Ce mode de fonctionnement des groupes nécessite de se mettre d’accord sur un standard comportemental. Les plus fréquents, homogènes par leur contenu, sont proposés sous la forme d’une échelle colorée selon que le comportement est fermé et négatif, ou plus ouvert et constructif (3).
L’utilisation d’outils, comme la formation pour augmenter le niveau de connaissance des personnes que l’on inclut dans le périmètre touché par la modification des pratiques, favorise cette adhésion au changement.
Recueillir l’adhésion se fait plus facilement lorsque le sens des activités est plus évident. Expliquer le changement envisagé, définir la trajectoire pour y arriver, les résultats que l’on obtiendra va accroître la conscience de la nécessité de faire les choses (cf § b-1 décristallisation).
Cet argumentaire de la nécessité du changement, en vue de convaincre pour y faire adhérer les équipes, sera porté à deux leaders différents, en fonction du niveau d’évolution attendu (Baulant, 2016).
Le leader économique est dans la pro-vision : il indique et explique la vision à long terme de l’entreprise dans son environnement. Il est aussi dans la pro-construction en assurant que chaque membre aura un gain ; il favorise la prise en charge par les équipes, et à leur niveau, d’une partie des évolutions à conduire pour atteindre le but visé. Ces actions se déroulent dans le cadre d’un plan global partagé pour obtenir un effet d’entraînement de la structure qu’il dirige (Garvin, 2000).
Le leader go-between organise les actions des équipes dans la structure de l’organisme. Il met du liant dans la mise en œuvre du changement en comprenant les points de vue, contribue à l’émergence de solutions co-décidées, et favorise l’obtention de résultats rapides. Ces derniers vont contribuer à montrer l’efficacité des choix lors de l’émergence de routines et de compétences nouvelles.
Cette démonstration par le résultat est fondamentale : cette preuve permettra d’entretenir la motivation du personnel. Le sens de son activité prendra corps au travers de la mesure, ou de l’exposé de faits, matérialisant cette réalité.
Ces éléments tangibles permettent de légitimer les nouvelles habitudes de travail et de les ancrer, dans la durée par l’implication du personnel dans la réalisation de ses activités : l’atteinte des objectifs devient concrètement “palpable”. Le changement s’installe et devient auto-porteur. La conviction de l’équipe s’appuie sur la démonstration de la cohérence de ce que l’on leur fait faire et de l’obtention des résultats attendus, preuve de l’efficacité.
Enfin, la validation des nouvelles habitudes de travail par le groupe engage les collaborateurs qui les ont établies et co-construites.
Mais pour conduire le changement et passer d’une situation connue à une situation projetée, il est nécessaire de passer par trois phases : la décristallisation, puis le déplacement vers une situation attendue, avant de re-cristalliser pour l’ancrer. En s’appuyant sur les travaux de Bareil (2004), et en intégrant les préoccupations de l’individu lui-même, le processus sera plus aisé (4).
B. Les trois phases du changement.
1. Décristallisation
Évoqués précédemment, les travaux menés montrent que le changement est difficile à mettre en œuvre si les personnes ne se sentent pas concernées. Hors, tant que ce stade n’est pas dépassé, les indifférents, les indécis et les hostiles ne pourront pas être engagés dans le processus d’évolution de façon constructive.
Les cas des fumeurs ou de l’observance partielle des traitements médicaux servent souvent de référence. Dans le premier exemple, les images “choc” ont des effets marginaux sur l’interruption de la tabagie. La démarche de cessation de l’addiction au tabac commence par la prise de conscience, par l’acteur lui-même qu’il est concerné par la nécessité de s’arrêter de fumer (étape 1 des travaux de Bareil).
L’observance des traitements médicaux relève de la même problématique. Il a été constaté qu’une partie des patients ne prend pas ses médicaments jusqu’à la fin du traitement et interrompt ce dernier dès qu’une amélioration de leur état de santé se fait sentir, entraînant fréquemment une rechute. Ce n’est que parce qu’ils sont intimement convaincus de l’intérêt à aller au bout du traitement, que leur comportement évoluera vers l’absorption de la totalité la prescription. Il sera impossible d’imposer au patient cette nécessité de se sentir concerné : elle devra être assimilée par lui en commençant par la prise de conscience de l’enjeu et de son acceptation.
C’est la première étape de la décristallisation : c’est le début du processus qui va rendre malléable la pensée, par l’appropriation, par le sujet lui-même, de la problématique à traiter.
Le point de vigilance est la tentation de poursuivre par la manipulation des acteurs, en utilisant les mécanismes de l’engagement et de la soumission librement consenti (Jouve et Beauvois, 2014).
2. Construction de l’évolution : le déplacement
Il s’agit de mettre en œuvre le changement, et de créer les nouvelles habitudes, pour aboutir à la situation projetée.
Lev Vygotski (1978) a travaillé sur le développement de l’enfant : il a utilisé dans ses travaux la notion de “zone proximale de développement”. Cet élément repose sur l’identification de deux niveaux de développement de l’individu : celui atteint par le sujet, et celui que le sujet peut atteindre potentiellement.
En ayant connaissance du premier niveau, puis à l’aide d’outils comme la formation et le guidage dans la co-construction, le déplacement de l’organisation ou des habitudes de travail vers la situation projetée pourra se faire plus aisément. Cela implique également que si la zone proximale de développement est étroite, et que le déplacement projeté est important, il faudra multiplier le nombre de cycles “décristallisation, déplacement, recristallisation” en les planifiant dans le temps et en ménageant des pauses entre chaque évolution.
3. Recristallisation
A l’issue du déplacement et à l’approche de la situation attendue, la période de stabilité de l’organisation doit avoir lieu pour ancrer les nouvelles habitudes. C’est durant cette phase que les derniers ajustements de détails vont s’opérer pour parfaire l’état opérationnel, juste avant la recristallisation complète.
Cette période d’absence d’évolution permet de s’assurer que chaque individu trouve ses nouveaux repères et se les approprie. Le but recherché est d’éviter le retour arrière, ramenant vers une situation antérieure.
Pour détecter toutes dérives de mise en œuvre des nouvelles dispositions de travail et anticiper leur apparition, des audits d’organisation, d’application de procédures peuvent permettre de rectifier des attitudes.
La mesure des résultats obtenus à l’issue du changement est une façon de s’assurer du succès de l’évolution : la communication de ces résultats continue de donner du sens au travail effectué par le personnel et maintient sur la durée leur adhésion.
Ne pas passer par ces étapes (décristallisation, déplacement, recristallisation) obligera le décideur à imposer l’évolution sans passer par la prise de conscience par les individus qui doivent la mettre en œuvre, et leur libre acceptation du changement : cette pratique expose le manager au rejet de son projet : la non adhésion à un projet entraînera, sans aucun doute, la diminution de l’implication des personnes. A terme, cela peut réduire leur fidélité à une entreprise ou à une collectivité.
Nécessité de stabilité
Il est préférable de passer d’un changement à un autre après un temps de latence. Cette durée d’attente entre deux évolutions dépend de l’aptitude au changement des individus qui sont impliqués dans cette démarche. Plus rapide est leur adaptation, plus il sera facile d’enchaîner les modifications de méthodes et d’organisation.
Néanmoins, il convient de garder à l’esprit que le “change manager”, ou le leader, devra entretenir à chaque stade, le maintien du sens des activités, et conserver l’adhésion de son équipe. La succession trop rapide d’évolutions peut nuire à ces deux fondamentaux : la motivation s’érode et les chances de réussite des futurs changements s’amenuisent. C’est dû à l’inconfort des individus que l’on a emmené dans une zone d’insécurité liée à l’instabilité de l’organisation.
Le niveau de la pyramide de Maslow (1943) relatif à la sécurité va être perturbé (5). Hors, la théorie de Maslow repose sur le fait que lorsqu’un étage de la pyramide n’est plus solide, la personne retourne à l’étage immédiatement inférieur.
L’absence de stabilité de l’organisation serait donc aussi nuisible au sentiment d’appartenance à un groupe : une personne qui ne pourrait pas assimiler une nouvelle évolution par l’absence régulière de cristallisation durable, se trouverait de facto, extérieur au groupe qui arrive à suivre le rythme.
Entretenir l’aptitude au changement et la mise en œuvre après évolution.
Durant la phase d’application de la nouvelle situation, le manager doit continuer d’entretenir l’adhésion et l’implication de son personnel. L’élaboration d’un processus de récompense est une solution.
La motivation est intrinsèque aux personnes : elle ne se décrète pas à la place de l’individu lui-même. Il est possible de la favoriser, la développer, la soutenir, mais difficile de l’imposer.
La motivation est un élément propre à chaque membre de l’équipe : ainsi, il est impossible de dire “je vais motiver mon personnel”.
Le processus de récompense peut porter sur les résultats obtenus (qualitatifs et/ou quantitatifs) ou sur l’implication (la volonté de bien faire, la prise d’initiative opportune), ou sur le respect des méthodes (l’application pour faire).
La récompense collective peut s’inscrire dans les processus de fédération des équipes communément appelés “team-building”. Le but recherché est de valoriser les individus, pour leur travail bénéfique à un collectif de personnes (entreprise ou organisation), et démontrer que leurs activités conservent un sens, une utilité réelle.
Cela renforce les niveaux 3 et 4 de la pyramide de Maslow : de facto, l’implication reste acquise.
La reconnaissance est fonction du profil des individus, et ne nécessite pas obligatoirement une contrepartie financière. Cela peut se traduire par l’organisation d’événements internes à l’entreprise (6).
Ces mécanismes de récompenses permettent aussi de favoriser les prochaines évolutions. La réussite des équipes est reconnue après chaque étape de transformation. Alors, qu’est-ce qui empêcherait de faire la suivante ?
I. La mise en place de la gestion du changement dans l’organisation
A travers cette partie, nous mettrons en avant les aspects auxquels doit veiller une organisation pour mettre en place de nouveaux processus. Pour illustrer nos propos, nous avons choisi d’étudier la mise en application de deux dispositifs qui peuvent s’opérer dans une organisation, ceux de la veille et de l’influence. L’installation et le développement de ces derniers impliquent incontestablement du changement dans une organisation, et cela, quelle que soit sa taille. Cependant, comme nous le savons, le changement est généralement peu apprécié par les agents économiques. En effet, bien souvent, ils sont réfractaires à celui-ci, car fréquemment synonyme d’incertitude et d’inconfort du fait qu’ils doivent modifier leurs habitudes. Ce sentiment de crainte peut donc constituer une difficulté majeure à la mise en place de nouveaux processus. Il convient donc d’adopter une gestion optimale de celui-ci, et cela, dans toute circonstance. Pour ce faire, un management stratégique du changement (Kotter, 1995) peut être mobilisé. C’est ce que nous nous efforcerons de démontrer dans les développements suivants.
A. Processus de veille
Pour mettre en place un dispositif de veille au sein d’une organisation, il est recommandé de respecter les grandes étapes de la mise en œuvre du changement (décristallisation, déplacement, recristallisation) en tenant compte du modèle de Bareil centré sur l’individu afin que ce processus puisse prendre effet dans de bonnes conditions et se stabilise par la suite. Ces phases peuvent aussi être conjuguées avec le management stratégique du changement développé par Kotter. Nous obtenons alors le schéma ci-dessous. Pour faciliter la bonne transition de ces phases, il convient de mobiliser la psychologie sociale et ses diverses techniques. Cette discipline est, en effet, utile dans des démarches de sensibilisation et de communication notamment pour convaincre, persuader et obtenir, in fine, l’adhésion des individus.
Schéma n°1 – Le management stratégique du changement (Kotter, 1995)
Compte tenu du fait que généralement, les membres d’une organisation sont peu enclins au changement, il convient donc d’échanger sur les raisons mêmes de cette réticence en évoquant par exemple les différentes craintes ou contraintes que chacun peut percevoir, ressentir dans la mise en place d’un processus de veille afin de les dépasser (ex: surcharge de travail, nouvelles compétences à acquérir,…). Néanmoins, il est nécessaire que chaque membre d’une organisation soit sensibilisé à cette thématique pour être en capacité d’échanger sur cette dernière.
Face à ces contraintes, ces craintes, ces appréhensions, les meneurs du projet doivent, pour ainsi dire, établir un “sens de l’urgence” afin que l’ensemble des membres de l’organisation mesure pleinement l’enjeu de la situation d’une part, et l’utilité du projet d’autre part. Pour sensibiliser le personnel à leur projet, ils doivent recourir à l’une des techniques issues de la psychologie sociale, celle de la “crainte puis soulagement”.
En présentant le contexte – complexe et hyper concurrentiel – dans lequel se situe l’organisation ainsi que les différentes menaces auxquelles elle est confrontée quotidiennement, chacun pourra juger de l’utilité d’un dispositif de veille au sein de leur organisation. Pour les en convaincre, il convient d’évoquer les conséquences négatives que peut entraîner l’absence de tout dispositif de veille dans une organisation. Par exemple, la non-collecte d’information sur son environnement conduit à un manque d’anticipation, de pro-activité et donc, finalement, à une perte de compétitivité qui peut se traduire par des licenciements. Il peut être également judicieux de rappeler aux membres de l’organisation, qu’à l’heure actuelle, les capacités techniques et financières des organisations sont quasiment équivalentes. Ce qui va véritablement permettre à une organisation de se démarquer de ses concurrentes, c’est d’avoir en sa possession une ou des informations à forte valeur ajoutée que ses concurrentes n’auront pas.
En tenant ces propos, les meneurs du projet généreront alors un sentiment de crainte chez le personnel, cela constitue la première étape du processus de persuasion. Ils devront donc par la suite, pour terminer ce processus, conclure par un message positif notamment en donnant une ou des solutions aux problèmes que rencontre l’organisation. Il est opportun, par exemple, d’expliquer aux employés que le dispositif de veille constitue l’une de ses solutions et de donner les principaux avantages de ce dernier. Les meneurs du projet généreront ainsi un sentiment de soulagement chez le personnel. Cela constitue la seconde étape du processus de persuasion. Les membres de l’organisation seront alors en grande partie convaincus de la nécessité de la mise en place d’un dispositif de veille dans leur organisation. De plus, cette argumentation aura également pour effet d’accroître le dévouement, l’implication du personnel à ce projet dus au fait qu’ils appartiennent à la même organisation.
Ainsi, chaque employé sera davantage enclin à contribuer à ce dispositif de veille et à devenir un “relais d’information” puisque chacun sera convaincu par les bienfaits que peut apporter un dispositif de veille pour leur activité. De surcroît, les employés considéreront que l’organisation sera en mesure, via ce système de veille et leurs efforts respectifs, de saisir les opportunités qui se présentent à elle et de lutter contre la concurrence. Par leurs adhésions et leurs actions, ils auront le sentiment de contribuer à un objectif commun qui est celui de la réussite de leur organisation. Cela aura, par ailleurs, pour effet d’atténuer les rivalités internes et de renforcer la cohésion des équipes.
Toujours dans l’objectif de gagner l’adhésion des employés, les responsables du projet doivent, au cours de leur argumentaire, mentionner le fait que la mise en place du dispositif de veille s’inscrit dans une vision, dans une stratégie à la fois de court et long terme déterminée en amont avec la direction. A titre d’exemple, il peut être dit que la mise en application du dispositif de veille est une des mesures essentielles du plan d’intelligence économique qui prendra vigueur prochainement au sein de l’organisation. Il convient donc de communiquer auprès de l’ensemble des membres de l’organisation sur cette stratégie afin que chaque membre s’en imprègne et puisse contribuer à celles-ci.
Notons que la technique de la “crainte puis soulagement” a pour effet de laisser croire à l’individu qu’il est libre dans sa prise de décision. Cette illusion permet d’obtenir l’engagement délibéré de la personne. Par exemple, pour qu’une personne adhère pleinement au projet de l’installation d’un dispositif de veille dans son organisation, il faut que cette dernière soit totalement convaincue de la nécessité de ce dispositif, qu’elle défende ce projet auprès des réfractaires et qu’elle adopte le nouveau comportement attendu vis-à-vis de ce projet. Si c’est le cas, cela signifie que les meneurs de projet ont su mobiliser de manière efficace cette technique. Par cette illusion, les individus se sentent par ailleurs valorisés et responsables, car ayant pris une décision utile pour leur organisation.
Après avoir sensibilisé les différents membres de l’organisation à l’intérêt de la mise en application d’un dispositif de veille et plus largement à l’intérêt du renseignement économique, il convient de les former afin de leur transmettre des connaissances ainsi que des compétences sur cette thématique. La formation doit en effet permettre, à l’ensemble du personnel, d’être en capacité de collecter, de traiter, d’analyser et de transmettre aux acteurs concernés toute information qu’il jugera utile, mais surtout de comprendre pourquoi il est nécessaire d’accomplir ces tâches. Chaque employé doit effectivement intégrer le fait que toute information peut s’avérer stratégique si elle est traitée, analysée et diffusée à la bonne personne. En matière de connaissances, ils doivent notamment apprendre les fondements de la veille, le cycle du renseignement ainsi que les deux grands types de veille qui peuvent exister dans une organisation et leurs caractéristiques respectives. A titre d’exemple, il est essentiel de présenter les éléments suivants aux employés.
Cadre n°1 – Exemple d’introduction sur la thématique veille
Dans toute appréciation de l’intelligence économique, la veille constitue un des piliers de son “mode d’action”. Comme vu précédemment, la complexité de notre environnement, aujourd’hui, est telle, qu’il est nécessaire de réaliser une veille régulière sur son environnement. Les thématiques de veille sont diverses et variées (concurrence, marchés, innovation, réglementation, etc), c’est pourquoi il est impératif de définir intelligemment ses axes de veille en se posant au préalable toute une série de questions. L’objectif d’un dispositif de veille étant de répondre en partie à ces questions, mais également de capter les “signaux faibles” de son environnement afin d’être proactif dans ce dernier. Les résultats d’une veille doivent en effet, in fine, contribuer à l’élaboration de stratégies. L’exécution de ces dernières nécessitera par la suite de recourir aux autres outils de l’intelligence économique comme l’influence et la protection du patrimoine matériel et immatériel par exemple. |
Chaque employé doit également assimiler le concept de “cycle du renseignement”. Ce dernier permet en effet de comprendre la logique même d’un dispositif de veille et surtout de son intérêt. Comme le montre, le schéma ci-dessous, il s’agit dans un premier temps d’identifier les besoins de l’organisation en termes d’informations, de données. Puis dans un deuxième temps, il convient de procéder à la recherche et à la collecte de ces dernières. Celles-ci seront, par la suite, traitées et analysées afin d’obtenir des informations utiles à la décision. Enfin, pour que la prise de décision soit effective, il convient de transmettre, de diffuser ces dernières auprès des acteurs concernés.
Schéma n°2 – Le cycle du renseignement
Ensuite, toujours dans l’optique de transmettre des connaissances sur la thématique veille, il convient de préciser les éléments suivants.
Cadre n°2 – Distinction entre la veille web et la veille terrain
Bien que complémentaires, les employés doivent en effet distinguer les deux types de veille suivants. La veille web constitue le premier type de veille. Cette dernière s’effectue via le net à l’aide d’outils informatiques. Ces derniers permettent de collecter, de traiter et de diffuser une grande quantité d’informations disponibles sur le net. Cela renvoie donc à de “l’information blanche”, car accessible par tout internaute. Le second type de veille est la veille terrain. Celle-ci repose sur l’Homme et plus spécifiquement sur ses capacités à collecter des informations, des données au cours de son activité journalière. La veille terrain renvoie à de “l’information blanche” mais également “grise”, c’est-à-dire non-disponibles sur le net, d’où l’intérêt d’une veille terrain. De plus, il s’avère que la valeur ajoutée et la pertinence de “l’information grise” peuvent être supérieures à celles de “l’information blanche”. Enfin, la veille terrain repose fréquemment sur des sources dites “informelles”, c’est-à-dire immatérielles contrairement à la veille web où l’information est dite “formelle” puisque reposant sur un support numérique ou physique. Par ailleurs, les sources informelles peuvent être matérialisées via des rapports d’étonnement par exemple. |
Une fois la décristallisation réalisée, l’organisation doit passer à la phase de l’expérimentation. A travers celle-ci, il s’agit de mettre en pratique et de tester par la suite le bon fonctionnement du dispositif de veille. Tout au long de ces tests, les membres de l’organisation exécutant les différentes tâches liées au dispositif de veille doivent bénéficier d’un accompagnement. De plus, les responsables du projet doivent encourager régulièrement le travail accompli par le personnel, et cela, même en cas d’échec. Cela aura pour effet d’installer un sentiment de confiance envers les employés et permettra également d’améliorer la communication.
Dans un environnement serein, les employés seront plus enclins à partager leurs remarques et les modifications qu’ils souhaiteraient apporter au processus. Pour renforcer le bon fonctionnement du dispositif de veille, l’organisation doit en effet faire preuve de reconnaissance vis-à-vis de son personnel. Pour cela, elle doit par exemple s’efforcer de planifier des systèmes de récompenses à court terme afin de conserver, voir accroître la motivation de ses employés.
Nous pouvons citer l’exemple de Maroc Télécom qui a mis en place un système de récompenses à l’activité. Chaque année, la société organise une cérémonie officielle pour récompenser les efforts des meilleurs veilleurs. Cela permet ainsi d’entretenir la motivation de ces derniers, en particulier sur des tâches pour lesquelles l’utilité et la valeur ajoutée ne sont pas instantanément visibles. Ces encouragements auront également pour effet de développer la créativité chez le personnel. Chaque employé doit avoir une bonne perception de lui-même pour fournir un travail digne de ses capacités.
Enfin, lorsque la phase d’expérimentation est effectuée et que les différents tests sont validés, l’organisation doit intégrer pleinement le dispositif de veille à son activité. Les différentes tâches associées à ce dernier doivent effectivement trouver place dans l’organisation. Le changement au sein de l’organisation étant accepté et amené à se réaliser, cette dernière doit le consolider et l’institutionnaliser afin de pérenniser son dispositif de veille. Ceci permettra d’installer une certaine stabilité et de ne pas tomber dans une succession permanente d’évolutions qui pourrait à terme entraîner une perte de sens, donc de motivation et de succès des actions ultérieures du fait de l’apparition d’un rejet (zone d’insécurité liée à l’instabilité permanente de l’organisation). Pour assurer le bon fonctionnement du dispositif de veille, il sera également fort utile de préserver la confiance et la cohésion entre les employés afin d’éviter toute rétention d’informations et tout désintérêt à ce processus de veille. Sans cette base, il paraît difficile d’obtenir des résultats pertinents pour l’activité de l’organisation. Cette dernière doit avoir conscience que tout membre de l’organisation peut détenir une ou des informations à forte valeur ajoutée pour son activité. La veille repose avant tout sur des actions humaines.
Ainsi, la mise en place d’un dispositif de veille et plus largement de tout processus au sein d’une organisation nécessite de prendre en compte les différents paramètres que nous avons évoqués précédemment. Les meneurs du projet doivent respecter et réussir la transition entre les différentes étapes énumérées ci-dessus. Pour y parvenir ces derniers doivent faire preuve de psychologie, voire de pédagogie afin d’obtenir l’adhésion de chaque individu à un projet. La psychologie sociale, via ses diverses techniques, permet d’augmenter l’efficience et les chances de réussite d’un projet principalement parce qu’elle conduit les individus à accepter délibérément toute proposition sans se rendre compte qu’il y a une possible “manipulation”. Certains parleront d’influence, cela fera l’objet de notre prochain développement. De plus, la psychologie sociale permet d’identifier les freins majeurs et mineurs qui peuvent ou pourront se poser au cours de la concrétisation d’un changement, d’un projet. Il conviendra alors de comprendre les freins mineurs pour atténuer les effets de ces derniers et obtenir un résultat positif.
B. Processus d’influence
“Depuis des siècles, des hommes cherchent des recettes pour obtenir d’autrui un acte ou un consentement, sans menace ni contrepartie, mais simplement en modifiant sa perception ou son opinion. Cela se produit notamment par la persuasion du discours (rhétorique, propagande, publicité), grâce au prestige de l’image ou à la contagion de l’exemple, en modifiant la façon dont un groupe social interprète la réalité (en le “formatant”), en mobilisant des alliés ou des relais afin de peser sur des responsables… Cela s’appelle l’influence” (F.B Huyghe). Selon les époques considérées, on emploiera le terme de guerre psychologique, de lobbying, de marketing politique, de diplomatie publique, d’influence stratégique ou encore d’e-influence. D’autres parleront de paternalisme libertaire ou encore d’architecture du choix. Peu importe le terme finalement, le but reste inchangé. Cela peut sembler désuet, mais il est nécessaire de réinstaurer le terme correspondant à la logique sous-jacente à ces termes : la lutte des classes. L’influence est bien le fait d’un individu ou d’un groupe d’individus qui cherche à faire valoir ses intérêts sur un autre groupe d’individus. Si leurs intérêts convergeaient, la nécessité de convaincre l’autre ne serait pas de rigueur.
A travers cette partie, nous allons donc aborder quelques méthodes qui peuvent être utilisées afin d’obtenir l’adhésion des membres d’une organisation concernant la mise en place de nouvelles pratiques, comme par exemple, celles de l’intelligence économique. Ces méthodes concernent en partie les biais cognitifs et émotionnels en chacun de nous qu’il est possible d’exploiter.
En premier lieu, rappelons que le lobbying a commencé dans les années 1830, sans en porter le nom. Puis, Edouard Lou Bernays a initié ce que nous pouvons appeler les relations publiques d’entreprise. Aujourd’hui, nous pouvons les caractériser comme une discipline qui a pour vocation à orienter l’attitude et le comportement du ou des publics dont une entité dépend pour exercer son activité. A l’époque, il a appliqué les principes de la psychanalyse dans la publicité. Son but était de court-circuiter l’esprit critique du public en s’adressant directement au subconscient des foules. Bernays était convaincu par les travaux de Freud qu’une foule ne constitue pas une addition de psychologie individuelle, mais une entité à part qui répond à une grammaire propre, faite de pulsions primaires. Une fois cette grammaire déchiffrée, nous pouvons gouverner ces masses sans qu’elles s’en rendent compte.
Peu avant, Ivy Lee avait initié le mouvement, créant en 1905 le premier bureau de relations publiques. A cette époque, le droit de vote et l’éducation pour tous aux USA donnent naissance à une société civile effervescente. La population devient mieux éduquée, organisée, attentive aux comportements des industries. Une inquiétude croissante se fait ressentir quant à la déstabilisation de l’élite sociale déjà en place par la démocratie. Des menaces structurelles apparaissent par rapport au paradigme en vigueur. Les entreprises devaient donc désormais communiquer au-delà de la publicité sur le produit en lui-même. Ivy Lee créa donc ce bureau, puis le concept de communiqué de presse.
La notion de relation publique est le fait, pour une entreprise, un Etat et plus largement tout acteur économique, de communiquer avec le public sur sa manière d’agir, le système de valeur dans lequel il s’intègre afin de diffuser une certaine image de lui. Cela consiste en une stratégie de communication sur son image afin de pouvoir l’adapter aux consommateurs que l’organisation cible. L’émetteur cherche à véhiculer des représentations auxquelles le consommateur peut s’identifier, se reconnaissant ainsi dans les propos que l’organisation diffuse. C’est de ces premiers concepts, novateurs pour l’époque, que naît ensuite le lobbying. Il peut se définir comme “un ensemble d’interventions directes ou indirectes en charge d’orienter l’arbitrage d’institutions publiques en fonction d’intérêts particuliers” (R. Zerbib). L’influence est une notion plus large qui englobe le lobbying.
Tout d’abord, l’influence en tant que “rapport humain complexe faisant intervenir de la croyance et de la confiance” (F.B Huyghe) intervient à plusieurs niveaux qu’il est important de spécifier. Le premier niveau est le rapport interindividuel. C’est une relation d’influence telle que nous la connaissons tous, un individu A cherche à obtenir un changement de comportement, d’attitude, de façon de penser de la part d’un individu B. Cela passe par le charisme de A, son exemple, ses paroles convaincantes ou encore la séduction de son image. Précisons néanmoins que A doit avoir une certaine position vis-à-vis de B, il doit être un individu de confiance par exemple, une personne à qui nous pouvons accorder une certaine crédibilité ainsi que de la fiabilité.
Le deuxième niveau est le rapport social. A travers la socialisation et l’éducation, c’est une forme d’influence qu’exerce un groupe sur l’être en question. Ce sont les normes, les habitudes, les croyances communes, mais aussi les stéréotypes qui sont transmis à l’individu, fondant un socle au système de pensée. L’influenceur peut donc agir à ces deux niveaux, le premier étant plus facile d’accès que le deuxième, ce dernier étant ancré en chaque individu depuis son plus jeune âge, il est plus compliqué d’agir sur celui-ci. De plus, les individus ont un “comportement moutonnier” comme le mentionnait Keynes, il est plus aisé d’aller dans le sens du groupe que de s’y opposer. Il sera donc d’autant plus difficile de faire adopter un nouveau comportement à un individu si cette nouvelle pratique ne s’inscrit pas dans la dynamique, la pensée du groupe de référence de l’individu. Pour tenter de convaincre une partie adverse, il sera donc judicieux d’agir sur son groupe de référence ou la perception qu’a l’individu en question de ce groupe. Ou bien, inscrire cette nouvelle pratique dans un autre groupe de référence, subsidiaire, celui des collègues de travail par exemple.
De plus, l’influence peut être envisagée sous différents rapports. Des minorités réussissent à imposer de nouvelles normes, de nouvelles valeurs, à faire évoluer un certain conformisme dans un rapport politique, stratégique ou idéologique. Nous n’aborderons pas le rapport politique qui n’est pas le sujet ici. Le rapport stratégique se compose de deux acteurs dont les intérêts s’opposent, chacun cherchant donc à faire valoir sa volonté en valorisant ses atouts. Ce rapport d’influence “consiste aussi à agir sur le cerveau de l’autre : tromper ou pousser à la faute des dirigeants adverses, les diviser et les décrédibiliser (éventuellement par l’intermédiaire de ceux que l’on nomme justement des “agents d’influence”), démoraliser leurs partisans, conquérir des soutiens chez les neutres (ou au moins y susciter des obstacles à ses adversaires), renforcer la combativité des siens, gagner de nouveaux soutiens.
Ceci vaut pour l’influence ostensible, que nous appellerions d’adhésion (“ma cause est juste, suivez-moi” comme la propagande au premier degré), ou pour la séduction via le soft power d’un pays. C’est également valable pour des opérations politiques ou géopolitiques d’intoxication ou de désinformation qui visent à altérer l’image ou la capacité de décision de l’autre.” (F.B Huyghe). Quant à lui, le rapport idéologique d’influence est sûrement le plus fort, mais le plus difficile à mettre en œuvre. Il “vise à transformer durablement les influencés et leur cadre d’interprétation mentale” (ibid). Dans le même registre que le rapport social, l’influenceur doit remettre en cause les valeurs, l’idéologie, le système de pensée même de l’individu, qui lui ont toujours paru comme référence et cadre.
En outre, l’organisation peut utiliser des méthodes que l’on qualifie de “storytelling” très en vogue en ce moment. Cette dernière consiste à formuler son histoire, une sorte de saga d’éléments importants pour la vie de l’organisation auxquels les clients et surtout les employés peuvent s’identifier. Ce procédé est assez représentatif “de cette volonté de créer une image durable au-delà de la simple promotion” (ibid). L’idée est de créer un univers autour de l’organisation par l’intermédiaire de films, de jeux vidéos, d’écrits afin de véhiculer une image, un message, mais de manière ludique ou même implicite. L’objectif premier “est de créer un lien émotionnel fort entre la marque et lui [le public visé]. Touché par l’histoire d’une entreprise, celui-ci sera, en effet, plus attaché à elle” (P.Drouin).
Ce moyen de communication est un moyen plus efficace pour faire passer un message complexe. En effet, selon Sébastien Durand, “l’émotion rend plus réceptif”, il est parfois nécessaire de passer par l’émotion, la psychée pour faire véhiculer un message. Steve Denning, théoricien connu aux Etats-Unis en la matière, a modélisé la conception des storytelling actuels. Ils se basent sur la trilogie « capter l’attention / stimuler le désir de changement / et (dans un dernier temps seulement), emporter la conviction par l’utilisation d’arguments raisonnés”. Cela rejoint les méthodes déjà connues du management du changement. Celui-ci peut alors s’appuyer sur cette méthode afin de susciter un rattachement de la part de ses employés, à une histoire, une culture, un élément tangible de repère face à une situation en évolution qui peut sembler parfois déstabilisante. Seth Godin mentionne alors que “la méthode du conte de faits serait, en particulier, adaptée dans la conduite d’un changement ainsi que pour mobiliser en interne avant d’atteindre le grand public. Elle est utilisée par la plupart des grandes entreprises multinationales comme Coca-Cola ou The Walt Disney Company qui sont classées au palmarès Interbrand des marques les plus puissantes du monde”. Walt Disney est surement l’entreprise la plus représentative de ce mode de management, aussi bien interne qu’externe. Leurs stratégies de management interne ne passent que par l’histoire de la marque, de son fondateur, de l’image de féérie et de magie, de bonheur qu’elle souhaite véhiculer. Quand un changement d’habitudes doit se faire, l’organisation se base ainsi toujours sur ces valeurs qui restent un socle.
Passons à présent en revue les biais cognitifs et émotionnels qu’il est important de considérer lorsque l’on veut transmettre un message à tout être humain.
D’une part, il y a ce que l’on nomme l’ancrage. Prenons un exemple tout à fait représentatif pour être plus compréhensible. Supposez que vous, angevin, devez deviner le nombre d’habitants de la ville de la Rochelle. Vous allez en effet l’estimer par rapport à votre point de repère qui est la ville d’Angers. Vous pourriez donc dire, la Rochelle est plus petit qu’Angers, mais plus grand que Saumur par exemple. A l’inverse, les saumurois, vont se dire “la Rochelle est une ville plus grande que Saumur, mais pas autant qu’Angers”. Chaque individu va donc estimer la population de la Rochelle par rapport à un point d’ancrage, la ville où il se situe dans notre cas. Les résultats d’expériences réalisées du même type aux Etats-Unis montrent que finalement les habitants d’Angers vont avoir tendance à surestimer la population de la Rochelle, car ils ont un ancrage élevé. Alors que les habitants de Saumur vont avoir tendance à sous-estimer cette population, car ils possèdent un ancrage plus faible. Ce type de raisonnement, relatif au fonctionnement du cerveau, se retrouve ainsi dans une infinité de cas. Autre exemple concernant les dons versés à une association. Supposons une fiche où vous devez cocher la case correspondante au montant de votre don.
–Cas n°1, les possibilités sont : 20, 50, 100, 150, 200 et autres.
–Cas n°2, les possibilités sont : 200, 500, 1000, 1500 et autres.
Des expériences en économie expérimentale montrent également que dans le cas n°2, les individus auront tendance à verser plus d’argent. La conclusion peut paraître simpliste, mais plus vous en demandez, plus vous obtenez. Cette conclusion se retrouve également chez les juristes, notamment les avocats lors de procès. Ils commencent toujours par demander une somme très élevée à la partie adverse, pour ensuite la réduire. L’adversaire accepte souvent la deuxième proposition, moindre, car il s’estime heureux de n’avoir qu’à payer 70 % ou 50 % de la somme initiale. C’est une stratégie voulue et délibérée par les avocats. Il est donc important de connaître cette heuristique mentale surtout lors de conduite de changement concernant un nombre important de personnes.
D’autre part, il existe un autre biais cognitif que l’on qualifie de “disponibilité”. Un individu aura tendance à surestimer les risques liés à un événement s’il y a des exemples pertinents qui lui viennent facilement à l’esprit. Ainsi, au lendemain du 11 septembre, le risque de terrorisme est pris plus au sérieux que les risques liés à la canicule, moins familiers à ce moment précis (alors que finalement, il est plus probable d’avoir un effet indésirable lié à la canicule plutôt qu’au terrorisme). Cette heuristique de disponibilité fonctionne également en rapport avec l’expérience personnelle de l’individu. Quelqu’un qui a vécu un tremblement de terre dévastateur surestimera la probabilité qu’il s’en produise un autre, par rapport à une personne qui ne connaît les faits que par la lecture d’un journal. C’est ainsi que nous pensons aisément qu’il y a plus de morts liés à une tornade par exemple, événement plutôt spectaculaire, que de morts liés à des crises d’asthme, événement plus banal. Alors que c’est l’inverse, les décès sont plus nombreux dans le deuxième cas.
De la même manière, les événements récents ont un impact plus important sur nos peurs et nos angoisses que les événements plus anciens. “Dans tous ces exemples hautement disponibles (dans notre esprit), le système automatique a une conscience aiguë du risque, sans avoir besoin de consulter d’ennuyeuses statistiques” (Thaler et Sunstein). Ainsi, dans une perspective de changement, il est nécessaire de prendre en compte cette heuristique de disponibilité. A titre d’illustration, supposons qu’une entreprise décide d’instaurer un nouveau mode de management au sein de ses équipes. Si, dans la même période il y a eu des faits similaires qui se sont soldés par un échec dans le même type d’entreprise, relaté par les médias, les faits hautement disponibles pour les salariés auront tendance à augmenter leurs peurs face à ce changement. Il est évident que prendre en compte l’expérience personnelle de chaque individu dans un grand groupe n’est pas envisageable, mais il est toutefois nécessaire de s’assurer que les leaders de ce changement ne soient pas affectés intérieurement par des faits trop disponibles.
Ensuite, le troisième biais que nous allons aborder est la représentativité. “L’idée est lorsqu’on leur demande d’estimer quelles chances un élément A possède d’appartenir à la catégorie B, les gens (et surtout leur système automatique) répondent en se demandant à quel point A est similaire à l’image et au stéréotype de B (autrement dit, à quel point A est représentatif de B)” (ibid). Nous allons prendre l’illustration la plus connue de cette heuristique, une expérience réalisée auprès de sujets réels (économie expérimentale). Un énoncé est donné “Linda a 31 ans, elle est célibataire, brillante et dit franchement ce qu’elle pense. Elle a fait des études de philosophie. Quand elle était étudiante, elle était très préoccupée par les questions de discrimination raciale et de justice sociale et a également participé aux manifestations antinucléaires”. Suite à ce résumé, les participants doivent classer par ordre décroissant les propositions les plus probables selon eux. Les deux réponses essentielles sont :
- Linda est caissière dans une banque.
- Linda est caissière dans une banque, activement impliquée dans le mouvement féministe.
La majorité des sondés ont répondu que Linda avait plus de chance d’être caissière dans une banque et activement impliquée dans le mouvement féministe, que simplement caissière dans une banque, alors que rien ne le justifie. “Linda a plus de chance d’être caissière dans une banque que caissière féministe, car toutes les caissières féministes sont caissières “ (ibid). C’est notre système automatique qui nous suggère cette réponse qui “paraît” plus adaptée à la description donnée. C’est bien l’image que nous nous représentons de cette Linda qui nous pousse à croire qu’elle est plutôt féministe. Cela renvoie à des stéréotypes ancrés dans notre cerveau. Il en est de même pour les joueurs de baskets. Nous aurons tendance à penser qu’une personne de grande taille et métissée aura plus de chance d’être dans une équipe de basket qu’une personne plus petite d’origine asiatique par exemple. Cela s’explique par les stéréotypes que notre culture nous inculque. C’est ce qui caractérise cette heuristique. Cette dernière est en lien avec ce que l’on nomme le “framing”, la manière de représenter les choses. Continuons avec un exemple :
–phrase n°1 : sur 100 patients ayant subi cette opération, 90 sont encore vivants au bout de 5 ans.
–phrase n°2 : sur 100 personnes ayant subi cette intervention, 10 sont mortes au bout de 5 ans.
Que pensez-vous de ces deux phrases ? La première a tendance à rassurer davantage les individus que la seconde, où l’effet négatif (le nombre de morts) est accentué. Selon Thaler et Sustein, “si la représentation a un tel impact, c’est parce que les gens ont tendance à prendre leurs décisions sans trop réfléchir, de façon passive. Leur système réflectif n’effectue pas le travail indispensable pour vérifier si, en reformulant les questions, on obtiendrait une réponse différente. L’une des raisons pour lesquelles ils ne le font pas, c’est qu’ils ne sauraient pas comment gérer la contradiction”. De ces deux biais, nous pouvons tirer une conclusion essentielle : la façon de présenter les choses est primordiale lors d’exposition à un changement. Un mot de trop, négatif, ambigu, vague, péjoratif, à double sens pourra troubler tout un discours et ainsi déclencher le refus d’adhésion de la part du système automatique. Une image trop connotée, équivoque pourra également déjouer toute une stratégie.
Pour résumer, l’influence est un processus complexe qui ne doit pas s’envisager avec légèreté. L’être humain est fascinant tant son cerveau est multidimensionnel, sur lequel nous avons de nombreuses capacités d’agir. Dans le management du changement, il est donc nécessaire pour tout leader de connaître quelques-uns de ces biais, heuristiques, rapports pour faire adhérer son équipe à ses transformations. D’où l’importance d’une approche toujours transdisciplinaire, la mise en place de l’intelligence économique ne peut se faire sans management, sans psychologie ni sociologie. Les individus ne sont pas des robots, des synergies et une force de créativité collective doivent pouvoir se créer pour pouvoir avancer ensemble dans la même direction.
Conclusion
La gestion du changement dans l’organisation fait donc l’objet de nouvelle fonction dans l’entreprise, comme le change manager par exemple, liés à de nouveaux risques à prendre en compte. Trois phases essentielles se distinguent dans toute modélisation de ce processus : la préparation, la mise en œuvre ainsi que la consolidation de la nouvelle situation. Ce besoin de créer de nouvelles habitudes émerge avec l’évolution constante de l’environnement des organisations. Être plus pertinent dans la sélection des fournisseurs, mieux maîtriser la “supply chain”, mettre en place une veille conjoncturelle, garantir la propriété industrielle deviennent essentiel à la survie de l’organisation dans un monde complexe.
La prise en compte de l’être humain, de sa motivation, de son implication ainsi que de son bien-être est primordial. A l’instar de Stiglitz qui mentionne que le bien-être individuel est la cause de l’efficacité. Pour conduire ce changement, il est nécessaire d’associer le leader économique, qui a une vision à long terme de l’organisation, qui voit loin et croit en la portée de ses innovations, au leader go between qui est davantage dans une logique de co construction, c’est-à-dire construire ensemble. Ce dernier s’axe principalement sur le management quotidien de ses équipes, c’est lui par exemple qui veillera à la motivation de ses salariés. Nous avons donc développé un modèle principal, issu des travaux de Bareil: la décristallisation, le déplacement ainsi que la re-cristalisation. Il est nécessaire de prévoir un temps suffisant entre chaque étape pour que le processus soit mené à bien.
Nous avons également exploré quelques méthodes d’influence pouvant servir à mettre en place de changement. Le framing, la disponibilité, l’ancrage sont des éléments d’autant plus important que vous vous adressez à un public par essence humain. Il ne faut pas oublier que ce qui vous touche vous, touche aussi les autres. Les populations des pays développés tendent à devenir blasées, de plus en plus indifférentes et imperméables aux événements qui peuvent surgir dans leur quotidien. Il faut donc essayer de les impliquer en touchant leur cœur, leur passion avant leur raison. C’est donc tout l’enjeu de tenter d’inclure la psychologie sociale dans toutes les disciplines incluant l’Homme.
Par Arno Delanchy, Margaux Laviron et Christophe Maudet, promotion 2016-2017 du M2 IESC d’Angers.
Renvois
(1) Schémas d’illustration de mécanismes du changement sur moteur de recherche
(2) Kotter (1995), thématique portant sur 8 stratégies de management du changement,
Garvin (2000) thématique portant sur 7 étapes d’accélération du changement
Autisser (2010) incluant diagnostic, accompagnement, pilotage
Bareil (2004) portant sur la gestion des préoccupations des individus
(3) Source : http://www.pl-conseil.net/conseil/article/quelques-conseils-de-management
(4) La gestion des préoccupations de l’individu a été transposée au niveau de l’entreprise pour favoriser son appropriation du principe de cybersécurité. Alain Somat (Université de Rennes 2, directeur de LAUREPS) a encadré des étudiants, sur cette problématique, avec l’École des Transmissions de Cesson-Sévigné, en 2014..
(5) Pyramide de Maslow. Source de l’illustration : magazine marketing et webmarketing
(6) Mouna El Hadani : cette doctorante a évoqué durant son cours au M2 IESC 2016-2017, le mécanisme de récompense développé chez Maroc Télécom, au titre de la reconnaissance des personnes en charge des activités de veille et d’analyse.
Références
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Bareil (C.), 2004, Gérer le volet humain du changement, Collection Entreprendre, Montréal, Les Éditions Transcontinental Inc.
Baulant (C.), 2016/2017, cours “Avantages concurrentiels et compétitivité informationnelle: comment penser et agir dans un monde incertain”, Université d’Angers.
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URL: http://infoblogwar.blogspot.fr/2010/03/limportance-de-la-psychologie-dans-un.html
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Denning (S.), 2007, The Secret Language of Leadership, Jossey Bass.
Derouet (D.), 2016/2017, cours “Logiciels de veille et capitalisation de l’information”, Université Angers.
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URL: https://www.alesiacom.com/blog/art-du-story-telling-applique-au-webmarketing
Durand (S.), 2011, Storytelling – Réenchantez votre communication, Dunod.
El Hadani (M.), 2016/2017, cours “TD de veille sur internet”, Université Angers.
Garvin (D.A), 2000, Learning in Action: A Guide to Putting the Learning Organization to Work, Boston: Harvard Business School Press.
Godin (S.), 2006, Tous les marketeurs sont des menteurs, Maxima.
Huyghe (F.B.), 2013, Dimensions de l’influence en économie.
URL: https://www.huyghe.fr/index.htm
Jouve (R.V) et Beauvois (J.L), 2014, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, Collection HC psychologie, Presses Universitaires de Grenoble (édition revue et augmentée).
Maslow (A.), 1943, A Theory of Human Motivation, Psychological Review, no 50, pp. 370-396.
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Somat (A.), cours “Accompagnement au changement/à la transformation”, Université de Rennes 2.
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Site web “VigieStrat”