La mesure du bonheur en économie : simple recette ou plus que ça ?

Lorsqu’en 1974, Richard Easterlin publie « Does Economic Growth Improves the Human Lot? », il est un des premiers économistes à remettre en cause le paradigme selon lequel la croissance du PIB d’une nation est, sinon la garantie de l’évolution du bonheur humain, au moins sa composante principale. Cet article introduit ce qui sera appelé le « paradoxe d’Easterlin » ; le fait qu’au sein d’une nation, on distingue que ce sont constamment les individus dont le revenu est le plus élevé qui se déclarent comme étant les plus heureux, mais qu’au niveau international les comparaisons entre les pays donnent des niveaux de bonheur qui sont sensiblement les mêmes malgré de très fortes différences de revenus.

Il remarque aussi que cette relation est stable dans le temps : malgré la forte croissance économique des Etats-Unis, le niveau de bonheur déclaré par les Américains n’a pas évolué dans le temps et la part de la population se déclarant « très heureuse » est restée à un niveau fixe.

Pour développer et démontrer cette théorie, Easterlin doit s’appuyer sur les données existantes de l’époque et si, grâce aux travaux novateurs de Hadley Cantril, il parvient à effectuer des comparaisons internationales statiques car il dispose de résultats d’enquêtes standardisés, son raisonnement dynamique est beaucoup plus dur à appuyer : les séries temporelles, lorsqu’elles existent, ne sont disponibles que sur un horizon très court et comportent des biais méthodologiques. La réflexion amorcée par Easterlin se heurte alors à un mur : les données nécessaires aux raisonnements relatifs au bonheur n’existant que de manière limitée, établir un réel raisonnement scientifique sur le sujet devient une tâche ardue.

Aujourd’hui, ces problèmes rencontrés à la naissance de la réflexion scientifique sur le bonheur n’existent plus : de nombreuses institutions comme l’Organisation Gallup, le World Value Survey ou encore l’European Social Survey permettent de rassembler chaque année les données de plus de 400 000 participants dans plus de 100 pays différents représentant près de 90% de la population mondiale ce qui a permis l’émergence d’une littérature scientifique conséquente sur les questions relatives au bonheur.

Cette littérature scientifique suscite un intérêt grandissant chez les populations et les décideurs politiques : avec le ralentissement des économies des Pays Développés ces deux dernières décennies et la contestation grandissante de l’utilisation du taux de croissance du PIB comme outil de mesure de la performance des sociétés, il devient nécessaire de faire émerger des alternatives dans la manière de concevoir l’avenir, et mettre le bonheur au centre des préoccupations des institutions publiques et privées pourrait être une des solutions permettant aux pays de se développer dans le respect des individus et de l’environnement.

Nous nous intéresserons alors à la mesure du bonheur. Comment mesure-t-on le bonheur ? Nous verrons dans une première partie comment les enquêtes réalisées au sujet du bonheur nous permettent de mieux comprendre les déterminants du bonheur et comment ces facteurs se traduisent au niveau mondial avec l’exemple des pays du Nord de l’Europe et de l’Amérique Latine.

I – Les déterminants du bonheur

Si la réflexion sur le bonheur n’est pas une réflexion nouvelle (Aristote s’était déjà emparé de la question en son temps), elle bénéficie aujourd’hui d’un traitement nouveau grâce aux données d’enquêtes effectuées dans le monde entier. Une des enquêtes majeures servant à la réflexion sur le bonheur est le Gallup World Poll mené par l’Organisation Gallup dans « plus de 160 pays et incluant 99% de la population adulte mondiale ». (Voir gallup.com)

Chaque année depuis 2012, sous la supervision des Nations Unies, le Gallup Word Poll fait l’objet d’un décryptage publié sous le nom de World Happiness Report visant à identifier, comprendre et mesurer les différentes composantes du bonheur ainsi qu’à établir des comparaisons internationales à partir des données auto-rapportées par les individus sondés.

Ce World Happiness Report identifie le bonheur comme étant le résultat de l’interaction entre différents facteurs : un patrimoine génétique et une personnalité qui trouvent résonance en des facteurs « externes » (le revenu ou la société) et des facteurs « internes » (l’âge, l’éducation ou la vie familiale). Il est important de noter que si cette manière d’interpréter le bonheur est largement acceptée, elle n’est en revanche pas universellement reconnue : certains chercheurs comme Daniel Kahneman remettent en cause depuis récemment à la fois la pertinence des enquêtes par l’auto-évaluation du bonheur et celles des facteurs impliqués par celles-ci -l’analyse des déterminants du bonheur possède un aspect normatif qu’il convient de conserver à l’esprit.

1. Les facteurs monétaires

Le premier facteur identifié comme ayant une influence sur le bonheur et celui qui semble le plus évident à première vue est le revenu. Un revenu élevé est un moyen sûr de parvenir à la satisfaction de besoins élémentaires comme la nourriture, l’habillement ou le logement, mais permet également de profiter de plus de biens matériels, une abondance très souvent associée dans nos sociétés à un bonheur accru.

Pourtant, comme il est indiqué dans l’introduction, cette conception est mise à mal dès 1974 par Richard Easterlin qui interprète le fait que la croissance économique n’ait pas apporté plus de bonheur aux Etats-Unis par deux mécanismes :

  • Le premier à l’œuvre est le rôle des comparaisons qu’effectuent les individus les uns entre les autres qui résultent en un raisonnement en terme de revenu relatif plutôt qu’absolu : les individus se réfèrent au cadre dans lequel ils évoluent et il importe de vivre aussi bien ou mieux que son voisin ; cela explique pourquoi ce sont les individus les plus aisés qui se déclarent comme étant les plus heureux au sein de la société et implique qu’une augmentation du revenu dans la même proportion chez tous les membres d’une société n’entrainerait pas de hausse majeure du bonheur de cette société.
  • Le second mécanisme qu’Easterlin suggère est le fait que lorsque le revenu d’un individu évolue, les aspirations de celui-ci évoluent également. Pour appuyer cette théorie, il compare les réponses d’Indiens et d’Américains sur leurs manières de concevoir une « vie agréable » et observe un fossé important : là où le travailleur Indien qualifié se satisferait d’une bicyclette, d’une radio et de pouvoir offrir une éducation à ses enfants, le travailleur Américain qualifié voudrait posséder son propre logement, s’offrir une nouvelle voiture et pouvoir partir en vacances. Easterlin interprète ce mécanisme comme étant le résultat d’un phénomène d’adaptation des individus au confort matériel combiné à une incapacité de ces individus à prendre conscience de ce phénomène, menant à vouloir accumuler toujours plus de biens afin de maintenir un niveau de satisfaction stable.

Si les hypothèses d’Easterlin ont été validées par la suite, il apparait tout de même que la relation entre le bonheur et le revenu est plus compliquée qu’il n’y parait et elle agirait en fait en deux temps :

  • Dans les pays déjà riches et industrialisés, le paradoxe d’Easterlin se confirme et une croissance du PIB ne se traduit pas nécessairement par une hausse du bonheur de la population.
  • En revanche, dans les pays pauvres et les pays en voie de développement, une hausse du revenu est corrélée positivement à une hausse du bonheur.

La présence d’un effet de seuil sur la relation entre le revenu et le bonheur pourrait alors expliquer pourquoi sur la période de 2013 à 2015, les pays qui connaissent la plus forte hausse de bonheur sont des pays en voie de développement avec une forte croissance économique (comme le Nicaragua avec un taux de croissance de 4.5%, le Sierra Leone avec un taux de croissance de 5.5% ou encore l’Equateur avec un taux de croissance de 4.6% selon les données de la Banque Mondiale) mais que des pays comme la Suisse ou la Suède, parmi les plus heureux et les plus riches au monde et malgré une certaine croissance économique voient leurs niveaux de bonheur stagner. Ce phénomène n’aurait pas été initialement identifié par Easterlin car les données disponibles à l’époque ne concernaient que les Etats-Unis qui avaient déjà dépassés ce seuil où la croissance économique entraine une hausse du bonheur.

2. Les facteurs sociaux

Aristote qualifiait l’Homme « d’animal social » et pour comprendre le bonheur humain, il est nécessaire d’y inclure sa dimension sociale que l’on qualifiera ici de « capital social ».

Le capital social est défini par Pierre Bourdieu comme « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance ».

Dans le World Happiness Report, ce capital social est assimilé à trois composantes agrégées que sont la confiance, la liberté et l’égalité présentes au sein de la société.

La confiance, abordée chez les sondés sous la question «de manière générale, pensez-vous que l’on peut faire confiance à la majorité des gens, ou à l’inverse, on ne peut jamais être trop prudent lorsqu’on a affaire à des inconnus ? » donne des résultats corrélés à l’estimation du bonheur des individus. Avoir confiance en son voisinage, en les forces de l’ordre, en les dirigeants du pays et de manière générale en les membres de la société permet d’adopter des comportement proactifs et vertueux au sein de la société comme le bénévolat ou le civisme, avecplus d’échanges sociaux au sein de la société associés à un bonheur plus élevé.

A l’inverse, un climat de méfiance mène à un repli sur soi ou une peur d’être utilisé par l’autre qui mène à la perte de lien social et à dégradation du bonheur ressenti par les individus.

Un important sentiment de liberté perçu par les individus est aussi corrélé positivement au bonheur déclaré par les individus. Ce sentiment de liberté peut être le reflet d’un système politique comme la démocratie où les individus ont la possibilité d’exprimer leurs avis et de faire des choix par eux-mêmes par le biais du vote. Mais dans un sens plus général, la liberté signifie que les individus peuvent mener la vie qu’ils veulent mener sans sentir la contrainte des institutions et de la société peser sur eux. Dans plusieurs travaux scientifiques, cette liberté est associée au degré de stigmatisation que certaines populations dites « marginales » (comme les homosexuels, les immigrés ou encore les personnes souffrant d’addictions) subissent au sein de la société ; les sociétés les plus « libres » stigmatisant moins ces groupes.

Enfin, le sentiment d’égalité présent au sein de la société influence le bonheur également par deux mécanismes :

  • Le premier l’est par une redistribution égalitaire du revenu au sein de la société : Pour une hausse du revenu à montant égal, un individu avec un revenu relativement bas va connaitre une plus forte hausse de son bonheur qu’un individu avec un revenu relativement élevé. Un système de redistribution des revenus efficace entre les individus les plus riches et les moins riches au sein de la société permettrait alors de maximiser le bonheur imputé au revenu au sein de la société.
  • Le second mécanisme provient de la nature des inégalités présentes au sein de la société. Si dans une société capitaliste les inégalités de revenus seront toujours présentes (et peuvent même servir de motivation cf. l’Ethique protestante), elles peuvent être en revanche perçues comme étant plus ou moins justes : des inégalités perçues comme injustes car elles sont le fruit de la corruption ou de l’Establishment peuvent venir dégrader le climat social, et de ce fait dégrader le bonheur.

3. Le rôle de l’éducation

Enfin, un des facteurs permettant d’expliquer le bonheur est le rôle de l’éducation. Là encore on retrouve deux mécanismes à l’œuvre pour expliquer cette relation :

  • Le premier est lié à l’explication d’Easterlin concernant le revenu relatif : ce sont les individus avec les revenus les plus élevés qui sont les plus heureux au sein de la société. Un des moyens d’obtenir un revenu élevé passe par l’éducation, en particulier l’enseignement supérieur et l’obtention de diplômes. Les personnes les plus éduquées se déclarent alors les plus heureuses car elles profitent de l’effet positif de leur revenu relatif élevé. Cet effet est tout de même à nuancer car il évolue toujours dans un cadre relatif : si tous les individus d’une société poursuivent des études supérieures, il n’existe plus de gains relatifs. On peut même imaginer un effet pervers sur le bonheur si les diplômes ne donnent plus les gains de revenus qu’ils permettaient autrefois.
  • Le second provient d’une explication plus psychologique avec une approche par « l’état de flux ». Le rôle des études supérieures et des diplômes est de permettre d’accéder à des emplois considérés comme étant plus mentalement stimulants, plus diversifiés, possédant une dimension créative ou artistique et confrontant plus souvent à de nouvelles expériences. Ce sont ces nouvelles expériences qui permettent à un individu d’en tirer des enseignements et de les intégrer, lui permettant alors de mieux comprendre le monde dans lequel il évolue et de refléter cette meilleure compréhension dans l’attitude qu’il adopte, menant à des niveaux de bonheur rapporté plus élevés. Ces métiers peuvent également comporter une dimension sociale plus importante avec plus d’interactions et de communications entre les individus, avec un sentiment d’appartenance à un groupe social plus affirmé que dans des emplois moins qualifiés.

Comment se traduisent ces déterminants du bonheur au niveau international ? Est-ce que cette interprétation est cohérente avec ce que l’on peut observer dans les différents pays ?  Pour voir ceci, nous allons nous intéresser à deux zones géographiques dont la relation au bonheur est particulière pour voir quels enseignements nous pouvons en tirer.

II – La traduction des déterminants du bonheur au contexte international

Un des phénomènes à noter lorsque l’on analyse la répartition du bonheur au niveau mondial est la relation entre le PIB par habitant et le niveau de bonheur relevé dans le pays.

Cette répartition du bonheur fait émerger deux phénomènes qu’il est intéressant de noter.

  • Dans les pays d’Europe du Nord

Le premier provient des pays qui sont identifiés comme étant les plus heureux au monde. Sur les cinq pays en haut du classement des pays déclarant être les plusheureux, quatre se trouvent en Europe du Nord : Il s’agit de la Norvège (première place), du Danemark (deuxième place), de l’Islande (troisième place) et de la Finlande (cinquième place).

Si ces pays sont aussi parmi ceux qui ont des PIB par habitant parmi les plus élevés au monde, mettre en lien ces niveaux de bonheur avec le « capital social » est pertinent. Ces pays Nordiques sont reconnus pour leur culture du compromis et le climat de confiance qui y règne. On peut notamment penser au cas du Danemark et son marché de l’emploi où l’Etat a décidé de déléguer son rôle de régulation aux entreprises : la législation sur le marché du travail y est très faible, il n’existe pas de convention collective ni de salaire minimum ; celui-ci est le fruit d’une négociation entre l’employeur et l’employé. Les licenciements sont facilités pour permettre la flexibilité des entreprises, mais cela n’est pas fait aux dépends des travailleurs : grâce à la fiscalité mise en place dans le pays, ils profitent d’un système de « flexisécurité » qui permet d’être fortement et longuement indemnisé durant la période de chômage, donnant l’occasion aux chômeurs de se former dans de nouveaux domaines. Ces formations sont en partie assurées par l’Etat par le biais de programmes au sein des Universités mais aussi par des partenariats avec les entreprises, témoignage de la capacité à communiquer et à coopérer au sein de la société danoise.

Cela se traduit aussi par un état bon état de la démocratie dans ces pays. Encore une fois au Danemark, on retrouve des taux de syndicalisation élevés résultants en des syndicats puissants, mais cela est plus la traduction de la volonté des travailleurs de peser dans les décisions permises par le dialogue entre syndicats et patronats que le résultat d’une défiance entre ces deux groupes. Cela peut être interprété comme la volonté qu’ont les individus à se saisir des questions qui les concernent pour exprimer leurs opinions et adopter une démarche proactive. On peut également relever que dans ces pays Nordiques, le mariage homosexuel est légalisé ou en cours de légalisation comme c’est le cas en Finlande et peut être interprété comme le marqueur de sociétés dans lesquelles les libertés individuelles sont valorisées et sont sources de bonheur.

Enfin, ces pays placent une grande importance dans l’éducation ; les pays de l’Europe sont parmi ceux qui investissent la plus grande part de leur PIB dans ce domaine. Mais l’approche employée dans la manière dont est dispensée cette éducation est aussi originale puisqu’on parle d’éducation « holistique » comme en Finlande où le but est de fournir des connaissances théoriques dans des domaines conventionnels comme les mathématiques ou les langues, mais aussi de chercher à cultiver les intérêts personnels des élèves : une emphase est alors placée sur les sports, la lecture, la musique …

Tout laisse alors penser que ces sociétés Nordiques possèdent un climat favorable pour permettre l’émergence d’un bonheur durable au sein de leurs populations.

  • Dans les pays d’Amérique Latine

Pourtant, si l’on continue à s’intéresser à la distribution du bonheur au niveau mondial, on peut observer un second phénomène qui est la forte présence des pays d’Amérique Latine dans le haut du classement des pays les plus heureux. Ce sont également ces pays qui montrent la plus forte progression de ce bonheur ces dernières années.

Un des facteurs vus précédemment pouvant l’expliquer est la croissance économique que connaissent actuellement ces pays. Si cela semble probable, il est évident que ce facteur n’est pas exclusif : les pays d’Amérique Latine ont pour certains traversé de graves crises économiques et ont pourtant toujours affiché sur ces dernières décennies des niveaux de bonheur supérieurs à ce que leurs croissances économiques et leur niveau de richesse pouvaient prédire.

L’explication par un système éducatif performant n’est pas crédible. Les systèmes éducatifs en place dans ces pays n’ont rien à voir avec les systèmes éducatifs en place dans les pays développés et la majorité des pays d’Amérique Latine n’ont toujours pas réussi à relever le défi de l’accès à l’école pour l’ensemble de leur population.

En revanche, les habitants de ces pays placent une grande importance dans la « capital social » au point que son impact sur le bonheur serait plus important que le revenu. Pourtant, si l’on cherche à rapprocher cette importance du « capital social » à la manière dont s’organisent les sociétés dans ces pays comme nous l’avons vu dans les pays d’Europe du Nord, la démonstration ne fonctionne pas : pour la question de la confiance par exemple, les pays d’Amérique Latine jugent qu’il vaut mieux rester « prudent lorsqu’on a à faire à des inconnus ». Il existe également un haut niveau de corruption perçu dans ces pays, et un fort niveau d’inégalités de revenus au sein de la population.

Comment peut-on alors expliquer ces hauts niveaux de bonheur qui sont pourtant constatés ? Dans un article de 2004 de Daniel Kahneman, Alan B. Krueger, David Schkade, Norbert Schwarz et Arthur Stone, l’analyse des facteurs du bonheur comme expliquée dans la partie précédente de ce document est remise en question car elle mène à des situation où on ne parvient pas expliquer les différences de bonheur entre deux pays qui sont a priori similaires, ou à expliquer pourquoi différents pays affichent des niveaux de bonheur équivalents alors que les facteurs expliquant ce bonheur sont opposés. Pour les auteurs de l’article, ce problème provient de la méthodologie employée pour les enquêtes sur le bonheur et estiment que demander aux individus d’identifier les facteurs qui influencent leur bonheur ne peut pas fonctionner car ils n’en sont pas capables. Ces enquêtes demandent aux individus de réfléchir rétrospectivement à ce qu’ils identifient comme étant important à leur bonheur, mais cette dimension temporelle fait qu’en se remémorant des épisodes heureux ou malheureux afin de pouvoir répondre aux questions, la vision qu’ils ont de ce qui a compté dans ces épisodes est déformée et la réponse apportée est une vision tronquée ou caricaturale de ce qui a vraiment été important pour que ces moments heureux et malheureux apparaissent.

Pour les auteurs de l’article, ce qui influence vraiment le bonheur des individus est le temps que ces individus allouent à des activités agréables, qui provoquent des émotions positives. Les auteurs se sont alors employés à interroger un échantillon donné à différents moments de la journée afin de recueillir le ressenti associé aux activités dans lesquelles les individus étaient engagés à l’instant. Grâce à ces mesures, ils ont pu identifier les activités les plus agréables et leurs effets en termes de ressenti positifs, ainsi que de retracer le « contenu émotionnel » d’une journée.

Parmi ces activités les plus gratifiantes, on retrouve :

  • Les relations intimes.
  • Les moments de socialisation après le travail.
  • Le dîner.
  • Les moments de détente.
  • Le déjeuner.

Selon le volume horaire qu’alloue un individu à ces activités, il sera plus enclin à se déclarer heureux. Il s’agit de la même chose pour la manière dont l’individu décide de vivre ces expériences : partager sa pause déjeuner avec des collègues peut la rendre plus agréable que de la passer seul par exemple. Il apparait aussi que ce sont des activités avec un caractère social qui sont les activités les plus bénéfiques pour le bonheur.

Si on rapproche cette théorie aux niveaux de bonheur relevés en Amérique Latine, on peut alors formuler l’hypothèse que si ces pays se déclarent particulièrement heureux, c’est à la fois parce qu’ils valorisent le lien social ce qui leur permet de rendre les activités quotidiennes plus agréables et également parce que les habitants de ces pays accordent plus de temps à ces activités génératrices d’émotions positives.

Cette hypothèse est renforcée par le fait que depuis 2008, dans certains pays, le Gallup World Poll substitue la question de savoir si les individus sont heureux à la mesure des émotions positives ou du temps passé à rire, à sourire … Il se trouve que ces émotions positives sont fortement corrélées à un niveau de bonheur élevé, et que les habitants des pays d’Amérique Latine rapportent des fréquences plus élevées de ces émotions positives.

A la vue de ces deux phénomènes, il semblerait alors que certains pays possèdent des prédispositions à être heureux. Dans les pays d’Europe du Nord, le climat institutionnel permet de créer un dialogue social qui permet de faire prévaloir l’intérêt collectif sur l’intérêt personnel et mène à une plus grande satisfaction, un plus grand bonheur. Dans d’autres pays comme ceux d’Amérique Latine, le bonheur semble trouver ses racines dans la manière dont les individus conçoivent leur existence : en valorisant les relations sociales, le « capital social », ils sont capables de transformer les activités de la vie quotidienne en moments positifs et donc d’être heureux malgré des institutions corrompues, une omniprésence de la violence ou une société globalement inégalitaire.

Conclusion

La question du bonheur est une question difficile qui nécessite de prendre en compte à la fois la complexité de nos raisonnements et d’une multitude d’évènements et de conditions. De ce fait, une réponse universelle sur les manières de concevoir le bonheur n’existe pas, chaque individu ayant une échelle de valeur qui lui est propre.

La mise en place d’enquêtes où le bonheur est auto-reporté témoigne de la compréhension de cette complexité par les personnes chargées de relever ces données sur le bonheur, et ces enquêtes font elle-même l’objet d’importantes recherches quant à la manière dont elles sont élaborées : est-ce que l’ordre dans lequel les questions sont posées aux individus vont influencer leurs réponses ? Est-ce que des mots qui semblent avoir la même signification sont interprétés de la même manière ? Est-ce que le mot « bonheur » possède la même portée dans toutes les langues ?

Ces enquêtes peuvent donner par exemple l’impression que le bonheur n’est que le résultat de la combinaison de différents ingrédients que sont le revenu, la santé, les relations sociales ou les libertés. Mais ce sont aussi les résultats de ces enquêtes qui ont permis d’identifier les relation complexes qui existent entre le bonheur et ce qui est identifié comment étant ses composantes. Ce sont ces mêmes enquêtes qui remettent en cause leur propre validité lorsqu’elles échouent à expliquer les phénomènes qu’elles parviennent pourtant à observer. C’est là que réside un des premiers intérêts de la mesure du bonheur : vouloir mesurer le bonheur, c’est dans un premier temps s’interroger sur les causes de celui-ci, mais c’est aussi la possibilité de remettre en question ce que l’on pensait savoir. Avant qu’Easterlin découvre le paradoxe qui porte son nom, il était communément admis qu’une plus grande progression du revenu se traduisait par un plus grand bonheur. Aujourd’hui, alors que ce paradoxe est généralement accepté, de récentes recherches viennent le remettre en question en suggérant des liens plus complexes entre croissance économique et bonheur.

Par Benoit Fournier, promotion 2017-2018 du M2 IESCI

Bibliographie

Bartolini S., Sarracino F. (2014), ‘Happy for how long? How social capital and economic growth relate to happiness over time’, Ecological Economics, Volume 108, pp. 242-256.

Blanchflower D.G. (2009), ‘International evidence on well-being’, Measuring the Subjective Well-being of Nations: National Accounts of Time Use and Well-being, National Bureau of Economic Research, Inc. (2009), pp. 155–226.

Deaton, A. (2008). ‘Income, Health and Wellbeing Around the World: Evidence from the Gallup World Poll’, The Journal of Economic Perspectives : A Journal of the American Economic Association, 22(2), 53–72.

Easterlin, R. A. (1974), ‘Does economic growth improve the human lot? Some empirical evidence’, in David, P.A., Reder, M.W. (Eds.), Nations and households in economic growth, essays in honor of Moses Abramowitz, Academic Press, New York.

Easterlin, R. A. (2003). ‘Explaining happiness’, Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 100(19), 11176–11183.

Granato, J., & Inglehart, R. (1996). ‘The effect of cultural values on economic development: Theory, hypotheses, and some empirical tests’. American Journal Of Political Science, 40(3), 607.

Helliwell, J., Layard, R., & Sachs, J. (2012). ‘World Happiness Report 2012’, New York: Sustainable Development Solutions Network.

Helliwell, J., Layard, R., & Sachs, J. (2016), ‘World Happiness Report 2016’, New York: Sustainable Development Solutions Network.

Helliwell, J., Layard, R., & Sachs, J. (2017). ‘World Happiness Report 2017, Update (Vol. I)’, New York: Sustainable Development Solutions Network.

Inglehart R., Foa R., Peterson C., Welzel C. (2008), ‘Development, freedom, and rising happiness: a global perspective (1981–2007)’, Perspect. Psychol. Sci., 3, pp. 264–285.

Kahneman, D. A.B. Krueger, D. Schkade, N. Schwarz and A. Stone (2004), ‘Toward National Well-Being accounts’, American Economic Review Papers and Proceedings, May, pp, 429-434.

Pugno M. (2009), ‘The Easterlin paradox and the decline of social capital: An integrated explanation’, The Journal of Socio-Economics, Volume 38, Issue 4, pp. 590-600.

Admin M2 IESC