Intelligence artificielle et recrutement

L’usage de l’intelligence artificielle dans les processus de recrutement des entreprises offre des perspectives très intéressantes mais son utilisation est sujette à de nombreuses controverses.

Les entretiens d’embauche et l’évaluation des candidats pourraient rapidement évoluer avec l’aide des nombreux outils intelligents en cours de développement ainsi qu’en exploitant ceux déjà présents sur le marché. Il deviendrait alors possible d’élargir les critères traditionnellement observés chez les candidats afin de mieux recruter.

Et cela intéresse beaucoup les entreprises et les cabinets de recrutement. Les premières pourraient réduire leurs coûts de recrutement de façon significative tandis que les seconds bénéficieraient d’un gain de temps et d’efficacité dans leurs activités. Cependant, certains systèmes déjà utilisés font l’objet de vifs débats quant à leur objectivité et aux possibles discriminations qu’ils peuvent susciter. L’objectivité des données analysées par l’IA est contestable sur de nombreux points. Cette nouvelle méthode de recrutement sous-entend par ailleurs qu’il est possible de définir un profil-type de l’employé modèle, un standard recherché par les entreprises.

L’IA comme recruteur : une aubaine pour les entreprises ?

 Les transformations économiques générées par la mondialisation contraignent l’ensemble des entreprises à adapter leur structuration et leur management. Les processus de production évoluent et ne constituent plus la principale source de valeur, ce qui oblige les firmes à repenser leur organisation. Cela impacte naturellement la main d’œuvre et donc le facteur travail qui devient de plus en plus qualitatif. Pour répondre à ces besoins en main d’œuvre qualifiée, les recruteurs se tournent progressivement vers des outils d’intelligence artificielle, notamment dans les secteurs à fort taux de recrutement tels que la finance, l’hôtellerie ou la grande distribution.

Une source de productivité supérieure

Le recrutement est un aspect essentiel au bon fonctionnement d’une entreprise et conditionne quelque part sa pérennité. Les stratégies et le business model peuvent être particulièrement pertinents, si les employés ne sont pas performants, l’entreprise sera rapidement fragilisée et dépassée par ses concurrents. Il est donc impératif de recruter les “bonnes personnes”.

La théorie du salaire d’efficience nous enseigne qu’un salaire généreux est un gage de “bon recrutement”, car il va inciter les candidats performants à postuler. Cependant, une entreprise ne peut rationnellement accorder un salaire supérieur aux standards du marché sur l’ensemble de ses postes. En plus de générer un surcoût diminuant sa compétitivité, cela ne constitue en rien un gage de productivité supérieur par rapport à ses concurrents. Il faut donc recruter différemment.

Aujourd’hui la complexité du recrutement s’illustre par le développement et la prolifération des cabinets de recrutement. Les grandes entreprises externalisent pour la plupart les processus d’embauche jusqu’à un certain degré. Cette externalisation engendre un coût important et ne protège pas contre le turn-over. Ce turn-over représente lui aussi un coût de plus en plus élevé pour les entreprises. Cela s’explique par la complexification des tâches à accomplir par les employés, mobilisant toujours plus de connaissances spécifiques. Les effets d’expérience et d’apprentissage sont des processus longs à développer pour un employé et un turn-over trop régulier sur des postes très spécifiques peut rapidement mener à une perte de savoir-faire et de connaissances tacites.

Il est donc primordial de bien recruter et de recruter rapidement. C’est dans cette optique que l’IA intervient et aujourd’hui plusieurs multinationales utilisent déjà cette technologie. C’est le cas d’IBM, Uniliver ou encore Hilton qui a estimé que depuis l’intégration de l’IA dans son processus de sélection, le cycle de recrutement avait été raccourci passant de 6 semaines à seulement 5 jours. Ce gain de productivité est considérable et constitue un formidable enjeu pour les entreprises et les recruteurs.

Vers une diminution de l’asymétrie d’informations

Lorsqu’une entreprise recrute un nouveau salarié, elle prend un risque. Ce risque est en réalité l’incertitude concernant le nouveau salarié qui provient du manque d’informations. Sera-t-il à la hauteur du poste pour lequel il a été recruté ? Saura-t-il bien s’intégrer dans son nouvel environnement professionnel ? Arrivera-t-il à développer une relation de confiance avec ses collègues ou ses collaborateurs ? Toutes ces questions ne trouvent leur réponse qu’une fois le processus de recrutement achevé.

L’incertitude ne peut se dissiper avant la mise en situation réelle et la prise de fonction au sein de l’entreprise. Ce manque d’information qui caractérise les entretiens d’embauche, pose de sérieux problèmes aux entreprises en matière de recrutement. Cela les oblige très régulièrement à mettre fin aux contrats d’embauche prématurément durant la période d’essai. S’ensuit alors un nouveau cycle de recrutement long et coûteux et qui ne garantit en rien que la prochaine personne sera plus compétente.

Il est vrai que pour diminuer ce risque, le recruteur peut multiplier les entretiens ou évaluer les connaissances et les compétences de l’individu à l’aide de tests et de contrôles. Mais dans les faits, ses moyens sont limités, et le manque d’informations sur les intentions et la psychologie du candidat joue en sa défaveur. C’est ici que l’intelligence artificielle intervient pour apporter au recruteur une plus grande quantité d’informations sur le candidat.

L’asymétrie d’information qui caractérise un entretien d’embauche pourrait donc diminuer considérablement. L’utilisation de tests cognitifs aujourd’hui assez répandue, permet déjà d’évaluer les capacités de raisonnement, de collecte d’informations ou de synthèse des postulants. Avec le développement de l’intelligence artificielle, il serait possible de percevoir d’autres qualités recherchées par les entreprises telles que la motivation, le sang-froid, la capacité à prendre des décisions, à gérer le stress, les imprévus, à faire preuve d’empathie, etc…

Ces outils viendraient alors compléter le processus de sélection aujourd’hui principalement basé sur les expériences passées et le dernier diplôme obtenu. Cela ouvrirait donc les portes des entreprises à certains profils atypiques qui ne correspondent pas aux standards actuels.

Cette technologie représente un espoir pour les personnes ayant un parcours singulier, ou en quête de reconversion, car elle permet d’aller au-delà de la simple analyse du diplôme et des expériences, en intégrant les aptitudes et les qualités intrinsèques de la personne. Ces aptitudes sont généralement difficiles à déceler au cours d’un recrutement classique, car elles s’expriment lors de la mise en situation réelle de la personne, ce qui est délicat à mettre en place de façon systématique pour les recruteurs.

Mais de telles aptitudes sont également difficiles à formaliser et à définir, ce qui rend la tâche complexe pour les développeurs. Et puis l’intelligence artificielle peut-elle réellement évaluer l’ensemble de ces critères de façon objective ? L’intelligence relationnelle, qualité très recherchée par les entreprises qui souhaitent intégrer des salariés dotés d’un esprit collaboratif, est un élément qu’il semble aujourd’hui encore bien difficile à évaluer par le biais d’une intelligence artificielle.

Le développement des outils intelligents d’aide au recrutement se heurte donc à plusieurs problèmes. La difficulté principale réside dans le paramétrage et dans la sélection des critères évalués. Cela implique tout d’abord d’adopter une éthique irréprochable pour ne pas provoquer de discrimination. L’intelligence artificielle étant le fruit de l’intelligence humaine, elle reste toujours influencée par ses développeurs et le paramétrage qu’ils définissent. C’est pourquoi une connaissance précise des algorithmes et des mécanismes est indispensable pour envisager un dispositif d’intelligence artificielle utile au recrutement. Nous allons voir que cette tâche est loin d’être aisée.

Des critères de sélection contestables

Dans le cadre d’un recrutement il parait dangereux de se fier uniquement à l’intelligence artificielle et de l’envisager comme un outil capable de prendre des décisions à la place de l’Homme. Au contraire, il doit être vu comme un instrument permettant d’évaluer un plus grand nombre d’éléments difficilement perceptibles par une seule et même personne. Le risque en confiant le recrutement à une intelligence artificielle, est de se fier uniquement à l’analyse réalisée par le robot sans faire preuve de sens critique. De plus, les candidats bien conscients d’être évalués par des IA, peuvent alors adapter leur comportement et leurs réponses en fonction de ce que le robot identifie comme positif et donc biaiser en partie le résultat de l’analyse.

L’outil HireVue : une certaine conception de l’objectivité

Aujourd’hui, des dispositifs d’intelligence artificielle permettent d’évaluer un candidat via une simple conversation téléphonique mais ils sont plutôt rares. La plupart s’appuient sur la vidéo pour analyser les postulants. C’est le cas de HireVue, le “recruteur intelligent” le plus répandu actuellement sur le marché.

La technologie proposée par Hirevue est un logiciel d’assistance au recrutement. Le candidat répond à une série de questions prédéfinies et le logiciel analyse ses réponses. Un très grand nombre d’éléments sont appréciés tels que le comportement, les gestes, le ton de la voix, le langage employé, les expressions faciales, le contact visuel, l’enthousiasme, etc… Avec simplement cinq questions, le logiciel peut collecter plus de 500 000 données. Le robot compile alors l’ensemble de ces données pour déterminer un score d’employabilité qui va permettre d’orienter les décisions des recruteurs.

La société HireVue se place comme l’un des leaders dans le « recrutement assisté par IA ». Ils promettent des économies substantielles pour les entreprises en offrant la possibilité d’éliminer en amont les demandeurs jugés inaptes ou ne correspondants pas aux exigences du poste. Mais cette méthode de sélection divise. L’outil Hirevue a fait l’objet d’une critique très appuyée dans un article du Washington Post.

Et pour cause, cette méthode de sélection pourrait s’avérer problématique et même discriminante vis à vis de certains postulant comme le dénonce plusieurs chercheurs. C’est ce qu’affirme Meredith Whittaker (co-fondatrice de l’AI Now Institute centre de recherche en IA). Les candidats présentant des difficultés d’expression orale ou affectés par le stress et la nervosité pourraient alors être défavorisés s’ils sont évalués et jugés d’après leur gestuelle ou leur diction. C’est également le cas des personnes issues des minorités ou de culture différente qui n’emploie pas nécessairement les mêmes codes ni les mêmes comportements.

Vers une standardisation des candidats

L’émergence de l’intelligence artificielle dans le recrutement oblige les demandeurs d’emploi à se conformer aux exigences et aux désidératas des entreprises. Le contexte actuel de chômage persistant au sein de la plupart des pays développés, génère une concurrence de plus en plus forte entre les demandeurs d’emploi. Le niveau d’étude tend également à augmenter ce qui renforce le phénomène de compétition.

Répondre aux attentes du recruteur n’est plus suffisant, désormais il faut se démarquer par rapport aux autres candidats, faire preuve d’individualité, d’initiative et démontrer clairement sa motivation pour espérer décrocher le job de ses rêves. Mais comment faire preuve de singularité face à un processus de recrutement qui tend à se normaliser ? Aujourd’hui, les facultés les plus prestigieuses des États-Unis forment leurs étudiants à se confronter aux outils d’intelligence artificielle utilisés pour le recrutement. Ils sont briefés sur les attitudes à observer et entrainés à adopter les comportements recherchés par les robots recruteurs. Un guide des entretiens avec HireVue a même été édité pour accompagner les étudiants postulants auprès des entreprises qui utilisent cette technologie.

Ceci risque de générer une standardisation des comportements et des attitudes, et l’on peut s’interroger sur le réel intérêt d’inciter l’ensemble des demandeurs d’emplois à adopter une attitude dite « normale ». Si cela peut effectivement permettre d’éradiquer certains types de comportements contre-productif, il est également possible que cela impacte l’esprit d’initiative et la créativité de la personne. A l’heure de la robotisation et de la mécanisation des tâches répétitives et peu complexes, devrions-nous vraiment nous diriger vers un recrutement de personnes normalisée et standardisée ?

Aujourd’hui, les processus de production ne sont plus au cœur de la création de valeur, ce sont au contraire les biens informationnels et les titres de propriétés intellectuelles qui constituent l’essentiel de la valeur d’une entreprise. Est-il alors bien judicieux de s’entourer uniquement d’individus sachant respecter les normes et agir dans les règles ? Lorsque l’on observe la course à l’innovation que mènent toutes les firmes multinationales, orienter son recrutement vers de tels standards ne semble pas être une stratégie si judicieuse.

D’autre part, les candidats ne sont en aucun cas informés de leurs scores et ne peuvent donc jamais savoir ce qu’ils ont bien ou moins bien réussi. Cet aspect constitue une vraie limite car il n’offre pas au candidat la possibilité de s’améliorer. D’autre part, cette absence de retour contribue à l’opacité du système qui devient une véritable boite noire et ouvre la voie à toutes les déviances possibles.

Ce type de système est également envisagé dans le processus d’évaluation des employés déjà en place. Cela pourrait donc influencer directement l’évolution de carrière des salariés ce qui est peut-être encore plus inquiétant que la discrimination à l’embauche. Nous nous orienterons alors vers une classification des individus essentiellement basée sur l’IA. Les tâches effectuées par les employées seraient constamment et scrupuleusement analysées déterminant quel travailleur est plus productif par rapport à l’autre, imposant ainsi une course à la productivité insoutenable.

HireVue a fait l’objet d’une plainte pour pratiques déloyales et trompeuses. Cette plainte déposée par l’Electronic Privacy Information Center (EPIC) auprès du gouvernement fédéral nous démontre que l’utilisation de l’IA pour remplacer l’intelligence humaine est au cœur de nombreuses controverses et son usage soulève de plus en plus de questions.

Conclusion 

L’utilisation de l’IA dans les ressources humaines est un phénomène en pleine expansion. Les systèmes d’aide aux recrutements intéressent fortement les entreprises qui y voient un gain de temps et d’argent considérable. Les secteurs à fort taux de recrutement tels que la finance, l’hôtellerie ou la grande distribution utilisent déjà ces outils pour raccourcir le cycle de recrutement et mieux cibler les candidats potentiels.

Cette technologie offre également des perspectives intéressantes pour les personnes dont le CV est un peu atypique mais qui possèdent des qualités et des aptitudes recherchées par les entreprises. Le système ne se focalise pas sur diplôme ou à la dernière expérience professionnelle du postulant mais prend également en compte ses particularités et ses capacités.

Les processus de recrutement aujourd’hui très onéreux sont susceptibles de devenir de plus en plus assistés par l’intelligence artificielle. Cela permet de mieux rationaliser l’embauche et de se prémunir contre l’asymétrie d’information et l’incertitude qui caractérise un recrutement. Ces nouveaux systèmes permettent de collecter une quantité impressionnante de données sur les candidats qui aboutit à un score d’employabilité exploitable par le recruteur.

Néanmoins, il parait difficile et quelque peu ambitieux de prétendre pouvoir définir et identifier « l’employé parfait ». L’analyse effectuée par l’IA s’effectue sur un très grand nombre de données mais leur interprétation dépend directement du paramétrage et du développement préalable de l’outil. Il soulève de nombreuses questions en matière d’éthique et le manque de transparence des algorithmes inquiète de nombreux chercheurs. Les éléments observés tels que la gestuelle, les expressions faciales ou la diction semblent insuffisants pour définir une personne et évaluer l’intérêt qu’elle peut représenter pour l’entreprise. Ce type de dispositif peut donc rapidement mener à une discrimination des personnes peu à l’aise à l’oral ou issues de culture différente.

Par ailleurs, ces nouveaux modes de recrutement peuvent induire une forme de standardisation du comportement et des attitudes des candidats. Afin de répondre aux critères, ces derniers s’entraînent à se comporter de façon souhaitable et acceptable par le « robot recruteur ». Ce type de normalisation risque à terme de nuire à la créativité et à l’esprit d’initiative du salarié, d’autant plus si son évolution de carrière devient également conditionnée par l’intelligence artificielle.

La société HireVue, leader dans ce secteur fait aujourd’hui l’objet d’accusations graves de la part de l’EPIC qui lui reproche des pratiques déloyales et trompeuses. La firme, refusant d’autoriser l’audit de ses algorithmes, contribue à opacifier son système suscitant toujours plus d’interrogations et d’inquiétudes.

Une telle société qui affirme comprendre et interpréter la psychologie d’un travailleur en fonction de ses gestes et de sa parole doit naturellement être composée d’experts en psychologie. Mais quelles peuvent bien être les fondements psychologiques sur lesquels s’appuient HireVue pour façonner son intelligence artificielle ?

Par Paul Bruneau, promotion 2019-2020 du M2 IESCI

Webographie

https://www.washingtonpost.com/technology/2019/10/22/ai-hiring-face-scanning-algorithm-increasingly-decides-whether-you-deserve-job/

https://www.lemondeinformatique.fr/actualites/lire-ia-et-recrutement-souriez-vous-etes-presque-embauche-76620.html

https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/intelligence-artificielle-versus-intelligence-humaine-131603

Admin M2 IESC