Initialement publié dans la Revue de Management et de Stratégie : http://www.revue-rms.fr/De-l-intelligence-economique-dans-les-industries-strategiques_a110.html
Qu’est-ce qu’une industrie “stratégique” ? Faut-il au nom de cette dernière justifier des mesures protectionnistes ? Quelle politique d’intelligence économique face à l’impératif de défense des intérêts économiques “stratégiques” et de promotion de la compétitivité nationale ? Telles sont les questions auxquelles cet article se propose de répondre.
La définition du concept « d’industrie stratégique » a été longtemps débattue entre les économistes universitaires sans pour autant parvenir à une définition consensuelle. Ces divergences tiennent en grande partie à la complexité liée à la conception du terme « stratégique ». Très souvent le terme « stratégique » s’emploie dans la sphère politique pour justifier des politiques nationales d’appui, des lois ou des réglementations en faveur de certaines branches de l’industrie sans que celles-ci répondent, économiquement, aux critères stratégiques.
Pour délimiter le champ économique et industriel du « stratégique », nous citerons quelques-unes de ses caractéristiques fondamentales sur lesquelles bon nombre d’économistes s’accordent. On considère globalement que les industries stratégiques jouent un rôle moteur dans le processus de développement économique d’un pays (Teece, 1990 ; Harris, 1990). Une des caractéristiques essentielles c est donc le potentiel d’externalité, ainsi que le potentiel d’entrainement qui s’ensuit, qu’a l’industrie stratégique sur les industries connexes. Les externalités sont principalement liées à la diffusion des avantages de l’innovation et à la fourniture d’infrastructures (technologiques et autres) à tous les acteurs du secteur et, donc, à la création de synergies locales. Dans l’électronique, l’innovation dans les semi-conducteurs dans plusieurs pays développés renforce considérablement leur industrie informatique, permettant ainsi aux fabricants d’ordinateurs locaux d’avoir une avancée technologique par rapport à leurs concurrents. Ainsi, ces semi-conducteurs sont devenus des matières premières et/ou intermédiaires indispensables pour la fabrication de nombreux produits finis et biens d’équipement qui dépassent les limites de l’industrie électronique (Teece, 1990). Le potentiel d’externalité tient alors au pouvoir de prolifération démesuré des « outputs » de l’industrie stratégique dans l’économie. A cela s’ajoute une deuxième caractéristique souvent associée à l’industrie stratégique mais qui découle systématiquement de la première. Il s’agit de la structure oligopolistique des industries dites stratégiques (Yoshitoma, 1990). Ces dernières sont supposées imparfaitement concurrentielles, ce qui permet de générer des économies d’échelle et de gamme croissantes et cumulatives, essentielles pour leur développement (Harris, 1990).
De toute manière, les industries stratégiques sont dotées de caractéristiques qui exigent ou méritent une attention et une considération particulière à leur égard (Harris, 1990). En ce sens, les pouvoirs publics sont appelés à agir, d’abord pour identifier ces industries, ensuite pour mettre en place des mesures spécifiques en leur faveur.
Les politiques d’appui aux industries stratégiques
Les caractéristiques avancées sur la nature des industries stratégiques ont entre autres justifié l’intervention des pouvoirs publics pour les promouvoir. En effet, on considère souvent que l’économie privée manque d’incitations suffisantes pour créer ces industries et que les externalités collectives qu’elles génèrent seront si importantes que les entreprises privées ne sauront en privatiser les avantages et les profits. Cette vision réductrice de l’économie privée a légitimé l’action publique directe par le biais de politiques « nationales » d’appui ou de stratégies sectorielles spécifiques.
Ces politiques d’appui consistent à mobiliser des instruments traditionnels tels que les subventions à la production et/ou à l’exportation, le protectionnisme commercial, les pratiques discriminatoires, les allègements fiscaux, etc. de façon à ce que ces industries stratégiques, oligopolistiques, aient en face une demande domestique importante.
Toutefois, les auteurs ayant examiné le résultat de telles politiques mises en place par les gouvernements après la seconde guerre mondiales s’accordent à reconnaitre que ces politiques d’appui prises globalement ne semblent pas avoir eu un impact énorme sur les industries ciblées, et surtout celles les plus dirigistes parmi elles (le cas de la France dans le soutien des champions nationaux dans la biotechnologie) (Teece, 1986). Même les cas les plus brillants (l’aéronautique civile -Airbus- en Europe) ont fait apparaître, et feront probablement apparaître, des coûts énormes (Teece, 1986). En revanche, dans le succès du Japon et des Etats-Unis dans la biotechnologie et les semi-conducteurs, les pouvoirs publics sont intervenus en tant que coordinateurs plutôt qu’acteurs.
Ceci dit, l’efficacité des politiques d’appui aux industries stratégiques est très contestable. Leur défaut majeur, voire commun, tient essentiellement à la difficulté de les coordonner ensemble en vue de rendre l’action publique cohérente et efficace.
De l’intelligence économique dans les industries stratégiques
En contestant les politiques d’appui mises en faveur des industries stratégiques, nous ne remettons pas en cause l’action de l’État en soi, mais les mesures et les instruments, traditionnels de la politique économique comme nous l’avons vu, que mobilisent les pouvoirs publics pour ce faire. Sur le principe, le rôle de l’État trouve toute sa place que ce soit dans la défense ou la promotion de ses industries sensibles, et il serait naïf de croire que les États vont rester inactifs ou neutres à l’égard de ce qui pourrait constituer leur puissance de demain, surtout dans un contexte où de nouvelles tendances de la concurrence oligopolistique sont apparues et dans lesquelles les États font la course pour accroitre leurs avantages compétitifs. Néanmoins, étant donné l’échec des politiques en question, il serait dès lors important de s’interroger si les gouvernements ou les États peuvent agir autrement.
En effet, mobiliser les instruments classiques de la politique économique n’est pas le seul moyen pour parvenir à « défendre et/ou promouvoir » les industries stratégiques. Au contraire, ce genre de pratiques, en plus de l’affectation non efficiente des ressources qu’elles engendrent, pourrait être source de friction internationale ou de conflits commerciaux. Car, si tous les gouvernements se mettent à poursuivre des politiques nationales conformes à leur propre intérêt, on finira par provoquer une guerre de politiques industrielles et des tensions internationales qui finiront aussi par bloquer le processus de globalisation, bénéfique pour tous (Yoshitomi, 1990).
Dans une approche d’intelligence économique, la promotion des industries stratégiques passe fondamentalement par la mise en place d’un système d’échanges et de centralisation d’informations qui mettrait en connexion et au niveau national tous les acteurs du réseau industriel, en particulier le secteur privé et le gouvernement. L’objectif étant, d’une part, de permettre la concertation en vue de rendre les actions de l’État avec celles des industriels cohérentes et coordonnées et, d’autre part, de mettre à la disposition des acteurs privés tous les dispositifs informationnels leur permettant de s’informer sur les tendances technologiques nouvelles, ainsi que la demande potentielle des marchés intérieurs et étrangers (Yoshitomi, 1990). Aux États-Unis par exemple, « il n’est pas un seul déplacement commercial majeur des dirigeants de Boeing à l’étranger qui ne soit précédé d’une visite du directeur de la CIA ! » (Carayon, 2004).
Au Japon, des efforts ont été déployés dans ce sens. Le système d’échanges d’informations et la médiation de l’Etat entre les différents acteurs du réseau industriel a permis de remédier à la problématique des externalités et donc à créer des incitations aux industriels privés dans les industries stratégiques ; il s’agit de l’intégration verticale. En effet, comme nous l’avons vu, il n’y a aucun intérêt pour qu’une entreprise fabrique des produits stratégiques intermédiaires, les semi-conducteurs en l’occurrence, dont elle ne pourrait pas s’approprier la totalité des bénéfices en raison de leur potentiel d’externalité. Cependant, en intégrant cette entreprise à une entreprise fabriquant des produits finis (dans l’industrie automobile, électrique, électronique, etc) à partir de ces produits intermédiaires, les externalités disparaîtront et le groupe dans son ensemble deviendra parfaitement compétitif à l’international (Okino-Fujiwara, 1988 cité par Yoshitoma, 1990). Telle est la manière alors dont les pouvoirs publics japonais se sont attaqués à la problématique des externalités pour favoriser le développement des industries stratégiques puissantes. Ainsi, dans la biotechnologie, les interventions de l’État japonais se sont portées sur la coordination des stratégies des entreprises de façon à rendre leurs actions plus cohérentes et mieux coordonnées tout en les conciliant avec l’intérêt public (Teece, 1990). L’avance des États-Unis aussi dans ces deux industries ne doit rien à l’intervention des pouvoirs publics, mais à celle du secteur privé et au marché (disponibilité de fonds et de financements) (Teece, 1990).
Dans une économie capitaliste dominée par les acteurs privées, une politique d’intelligence économique pourrait créer des incitations dans les industries stratégiques par la promotion des intégrations verticales entre producteurs et fournisseurs, fabricants de produits intermédiaires et de produits finals, la mise au service des acteurs d’un système central d’échange d’informations, la coordination des stratégies des entreprises privées, la conciliation des intérêts des dirigeants d’entreprises qui ont la vue courte avec ceux de la nation dont les perspectives sont longues, la participation aux négociations sur les termes de financements et les délais de remboursement de façon à les rendre plus avantageux aux industriels, etc.
Le grand défi toutefois -duquel dépendra l’efficacité d’une action publique quelconque- est celui de pouvoir véritablement délimiter les industries stratégiques avant même de penser à entreprendre une politique économique en la matière. Une délimitation trop large aurait pour conséquence d’éparpiller l’action publique et conduirait donc à son inefficacité, alors qu’une délimitation trop précise conduirait à une vision sclérosée de l’État vouée inéluctablement à l’échec (Carayon, 2004).
Par Soufiane Kherrazi, étudiant promotion 2015-2016 du M2 IESC
Sources:
CARAYON, B. (2004), Rapport d’information sur la stratégie de sécurité économique nationale, Déposé et présenté à l’Assemblée Générale, France.
HARRIS, R, G. (1990). Telecommunications services as strategic industry: implication for United States policy, Competition and the regulation of utilities, Michael A. Crew (ed.), Kluwer Academic Publishers, Boston.
OKINO-FUJIWARA, M, (1988), interdependence of industries, coordination failure and strategic promotion of an industry, Journal of international economics, 25.
TEECE, D, J. (1986), Profiting from innovation, research policy, 15(6): 607-643.
TEECE, D, J. (1990), Politiques d’appui aux industries stratégiques ; impact sur les économies nationales, Acte de conférence dans le « Forum de l’OCDE sur l’avenir », Octobre 1990.
YOSHITOMI, M. (1990), les nouvelles tendances de la concurrence oligopolistiques dans le contexte de globalisation des industries de haute technologie : interaction entre les échanges, les investissements et les politiques des gouvernements, Acte de conférence dans le « Forum de l’OCDE sur l’avenir », Octobre 1990.