Communication d’influence et leaders d’opinions

Méthode à la fois défensive et offensive, l’influence est un des outils les plus puissants de l’intelligence économique. Romain Zerbib, enseignant-chercheur en stratégie et intervenant du master 2 Intelligence Economique et Stratégies Compétitives, définit ce concept comme « un processus d’allocation, de planification et de modulation de ressources informationnelles, cognitives, humaines et financières dans le but d’orienter l’environnement en fonction de ses intérêts ». De la même façon que nos sociétés, les pratiques de l’influence évoluent. Auparavant, le pouvoir venait d’en haut, d’une autorité hiérarchique, faisant retomber en cascade les directives sur l’ensemble de la pyramide. Aujourd’hui, le pouvoir est éclaté, les réseaux de communications se multiplient. De nombreuses sources de micro pouvoirs traitent et répercutent des messages vers d’autres cibles, mais aussi vers l’opinion publique. Dès lors, l’efficacité d’une stratégie d’influence repose en partie sur le ciblage des « faiseurs d’opinion ». L’objet de ce texte est donc l’étude de ces « faiseurs d’opinion », ou encore les « leaders d’opinion », de leurs caractéristiques à leur détection.

Aux sources du marketing viral

Communication d’influence, marketing viral, word-of-mouth (bouche-à-oreille), social media marketing, buzz marketing, RP 2.0… De nombreux termes sont employés pour désigner les disciplines faisant appel aux « leaders d’opinion ». Edward Louis Bernays, fondateur des relations publiques modernes, exprimait dans son ouvrage Propaganda : Comment manipuler l’opinion en démocratie (1928) le fait que « les techniques servant à enrégimenter l’opinion ont été inventées puis développées au fur et à mesure que la civilisation gagnait en complexité ». Ajoutant par la suite : « on ne réalise pas à quel point les déclarations et les actions de ceux qui occupent le devant de la scène leur sont dictées par d’habiles personnages agissant en coulisse ». D’une part, la complexité croissante de l’environnement socioéconomique explique la multiplication des prises de position. D’autre part, Bernays souligne, dès le premier quart du XXème siècle, l’existence du ciblage d’un vecteur de communication : le leader d’opinion. L’organisation qui souhaite implanter efficacement une idée sur un marché ou dans l’opinion publique se doit alors de cibler le ou les individus capables de diffuser au mieux ce message. Ce phénomène de l’influence n’est autre que celui de la contagion, de la viralité.

En 1955, dans leur ouvrage Influence personnelle, les sociologues Paul Lazarsfeld et Elihu Katz vont mettre en avant le rôle de l’influence interpersonnelle à travers l’hypothèse du « two-step flow of communication ». Cette dernière consiste à affirmer que les individus sont plus influencés par l’exposition aux autres qu’aux médias. Ainsi, Katz et Lazarsfeld constate que de petits groupes, les leaders d’opinion, servent d’intermédiaire entre les médias de masse et la population.

Les deux sociologues définissent les leaders d’opinion comme des « personnes ayant été influentes dans leurs environnements immédiats ». En d’autres termes, le leader d’opinion est une personne qui possède le réseau, les connaissances et les compétences de persuasion adéquates. Cependant, l’étude de Katz et Lazarsfeld ne permet pas de distinguer les leaders d’opinions en ligne des leaders d’opinions hors ligne.

Web 2.0 et influence

Le web 2.0 se définit comme un web devenu interactif, social. La création et le partage d’opinion se développe sous toutes les formes possibles (vidéos, blogs, réseaux sociaux…). Le journaliste américain spécialiste des NTIC, Clay Shirky, nomme ce phénomène « l’amateurisation de masse ». Le sociologue Patrice Flichy estime lui que le web 2.0 permet l’émergence d’un statut de « professionnel-amateur », c’est-à-dire d’un internaute passionné qui se rapproche de l’expertise sur son ou ses sujets de prédilections.  Du fait de l’accroissement des interactions, le web 2.0 entraine inévitablement une augmentation des potentiels leaders d’opinion, allant même jusqu’à réduire la frontière entre influenceurs et influencés. En effet, à l’image de Twitter, le web social prend de plus en plus le rôle de média. Par leur pouvoir de réseau, les internautes ont la capacité de diffuser et de commenter des informations. Ce phénomène instaure une dimension horizontale et interactive des processus communicationnels. Les médias traditionnels deviennent alors des observateurs de l’opinion numérique, provoquant un basculement dans l’ordre influenceur/influencé ? Pas si sûr. Le rôle des médias classiques dans l’opinion reste significatif. Les nouveaux influenceurs du web social ne peuvent se détacher du « feedback » des médias traditionnels.

Apport de la théorie des réseaux

Les stratégies d’influence et de marketing viral doivent maintenant prendre en compte ces nouveaux acteurs, de façon à encourager le bouche-à-oreille. Le leader d’opinion sur le web se détermine, selon Alloing et Haikel-Elsabeth, comme  « un amplificateur potentiel de la transmission d’un message ». Quels sont les facteurs clés d’amplification d’une information sur le web ? Pour répondre à cette question, nous allons nous référer à l’analyse des réseaux. Mercklé définit le concept de réseau comme « un ensemble de nœuds interconnectés […] constitué d’un ensemble d’unités sociales et des relations que ces unités sociales entretiennent les unes avec les autres, directement, ou indirectement à travers des chaînes de longueurs variables » (Mercklé, 2011). Sa mesure peut se faire quantitativement, à l’aide de la théorie des graphes, tel que :

  • La densité : la densité d’un graphe désigne le rapport entre le nombre d’arcs (liens orientés) ou d’arêtes (liens non-orientés) existants et le nombre maximum d’arcs ou d’arêtes possibles.
  • La connexité : la connexité d’un graphe désigne l’absence de sommets (nœuds) isolés des autres.
  • Le degré : pour un graphe non-orienté (où les arêtes, ou liens, n’ont pas de sens), il s’agit du nombre de liens rattachés à un nœud X. Pour un graphe orienté (où les arcs, ou liens, ont un sens), on parle de degré entrant pour le nombre d’arcs pointant vers un nœud Y ou de degré sortant pour le nombre d’arcs sortant d’un nœud Y.
  • La centralité : la centralité permet de mesurer la « position relative des acteurs au sein d’un système » (Lazega 2014).

A l’aide de cette méthodologie, on peut établir qu’un influenceur correspondrait à un nœud au degré et à la centralité élevé. En 2007, Watts et Dodds ont remis en question le postulat suivant : les petits groupes d’influenceurs sont à la source des dynamiques virales d’adoption. En effet, selon-eux, cette dynamique ne peut se déclencher que si « une masse critique d’individus influence un nombre important d’individus influençables ». L’influence serait ainsi co-construite entre les membres du réseau.

Cette étude s’oppose donc au constat du modèle du two-step flow of communication analysé précédemment. Ici, le leader d’opinion dépend non seulement de ces capacités de diffusion, mais aussi de son environnement et des caractéristiques de son réseau. On peut raisonnablement penser que la diffusion de message sur internet n’est pas de la même nature que sur les autres supports. De nombreux autres facteurs viennent déterminer qui sont les personnes et groupes d’influence sur le web. Comment détecter ces « faiseurs d’opinion » ?

La détection d’un leader d’opinion

Les entreprises souhaitant investir dans une campagne de marketing d’influence sont dans l’obligation d’effectuer un travail préalable d’identification des vecteurs de diffusion. Alors que la pratique et les règles du web 2.0  évoluent chaque jour, comment peut-on définir leur phase d’identification ? Pour y répondre, nous allons nous référer aux travaux de Camille Alloing et Marie Haikel-Elsabeh. Dans le cadre de leurs recherches doctorales, elles proposent une matrice décisionnelle capable de fournir une méthode de détection de potentiels leaders d’opinions du web.

Trois approches permettent d’identifier les leaders d’opinions :

  • L’approche structurelle: « consiste à identifier le leader d’opinion par son contexte et son positionnement dans un réseau »
  • L’approche énonciative : « capacité de publication ne reposant plus sur une validation institutionnelle, et amenant alors l’auteur à être reconnu comme crédible ou fiable »
  • L’approche informationnelle : « manière dont les informations et contenus qu’il diffuse sont « utilisés » par un public donné »

Ces approches vont servir aux entreprises d’établir le profil d’un leader d’opinion. Les deux auteurs proposent par la suite de croiser ces caractéristiques aux objectifs des entreprises tels que :

  • Faire connaître : accroitre la notoriété du produit/service ou de la marque.
  • Faire voir : générer une audience en cherchant à la pérenniser.
  • Faire partager: inciter, voir se reposer, sur la propagation du contenu ou de l’information par le public cible.
  • Faire réagir : inciter les internautes à commenter les contenus, les noter ou les évaluer.

Les travaux de Camille Alloing et Marie Haikel-Elsabeh incite les entreprises à construire leurs leaders d’opinions, en fonction de leurs objectifs.

Conclusion

Les caractéristiques des leaders d’opinions évoluent avec les pratiques du web 2.0 et des activités qui en découlent. Le rôle des « amplificateurs » de message changent avec les pratiques de communication d’influence. Les nouveaux acteurs du web offrent aux entreprises et aux organisations concernées de nouveaux terrains d’analyses. Nous avons vu dans cette présentation plusieurs théories et méthodes de détection. Camille Alloing et Marie Haikel-Elsabeh insistent sur un point important : « le leader d’opinion unique et constant n’existe pas, […] ce statut de leader d’opinion doit être un construit de l’entreprise voulant se reposer sur celui-ci pour développer sa stratégie marketing ou de communication sur le web, en fonction de ses objectifs et attentes ». Toujours en évolution, le rôle et le statut du leader d’opinion doit faire partie d’une stratégie proactive de l’entreprise.

Par Thibaut GUILLOU, promotion 2016/2017 du Master 2 IESC

Webographie

Les leaders d’opinion sur les réseaux socionumériques : proposition d’indicateurs informationnels de mesure à l’usage des stratégies marketing des entreprises, Camille ALLOING et Marie HAIKEL-ELSABEH, 2012.

Identification de leaders d’opinion sur le Web & analyse de réseaux, Jean-Baptiste MAC LUCKIE, 2014

Kevin MELLET, « Aux sources du marketing viral », Réseaux 2009/5 (n° 157-158), p. 267-292. DOI 10.3917/res.157.0267

http://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/cercle-154542-la-communication-dinfluence-a-lheure-du-web-social-1202873.php

Admin M2 IESC