L’accueil de Justin Trudeau, le Premier ministre du Canada, sur le sol européen était compromis jeudi 27 octobre 2016. Devant se déplacer pour venir signer l’AECG dit CETA [[1]], monsieur Trudeau fut dans l’obligation d’ajourner sa visite sur le vieux continent.
Alors qu’il est le représentant de 3 millions de personnes sur les 510 millions que compte l’Union Européenne, le Ministre-Président de Wallonie, Paul Magnette, jetait la stupeur dans l’univers bien huilé (et nébuleux) des relations commerciales internationales.
Le 20 octobre, il annonçait la décision de la Wallonie de ne pas accepter, en l’état, le traité prévu pour libéraliser les échanges entre le Canada et l’U.E..
Cet article a pour but de pouvoir mettre en pratique les outils de l’intelligence économique et mettre en lumière deux thématiques : l’influence pour concevoir et l’influence par la communication, hors réseaux sociaux.
L’utilisation du cycle de l’information, incluant la recherche du renseignement, son recoupement et l’analyse, est essentielle, y compris pour le citoyen qui, au-delà du contenu du traité, devrait en comprendre la genèse et l’esprit, pour se forger sa propre décision : adhérer à l’idée du traité, ou le rejeter.
Confirmer l’idéologie induite du traité
Influer pour que les Etats et l’opinion publique l’adoptent.
Ce traité sera abordé en allant explorer les informations relatives à ceux qui l’ont pensé, et qui l’ont fait. Cela permet de bénéficier d’un autre angle d’approche de cet accord de libre échange.
S’intéresser aux acteurs permet d’identifier leur motivation profonde ; s’intéresser à leur parcours et à leur passé autorise la prise de recul par rapport à leur communication, et à évaluer le degré de sincérité, de calcul et de manipulation dans leurs propos. Cela revient à être en mesure d’évaluer leur crédibilité.
Une certitude se dégage pourtant : le modèle libéral sera la pierre angulaire de l’accord AECG dit CETA. Sa rubrique « sociétale » permet de le rendre « socialement acceptable » et de le faire adopter sans trop de résistance par le grand public.
Démonstration.
- Influence des acteurs sur l’idéologie contenue dans le traité.
L’Union Européenne négocie depuis près de 8 ans avec le Canada : des personnes ont promu cette décision, et d’autres ont été chargées de mener les discussions conduisant au traité.
- Les présidents de la Commission européenne
Entre 2004 et 2016, deux présidents de la Commission européenne se sont succédés : José Manuel Barroso et Jean-Claude Juncker.
Monsieur Barroso a été président de la Commission européenne de 2004 à 2014. En septembre 2014, il rencontrait Stephen Harper, Premier ministre canadien à propos de l’AECG – CETA.
Dans un éditorial daté du 11 juillet 2016, le journal Le Monde [[2]] rappelle que M. Barroso a fait sienne les doctrines libérales qui perdurent encore : la mondialisation « heureuse », les marchés dérégulés mais normalement « autorégulateurs », et la réduction des dépenses publiques dans une austérité bienvenue.
Le libéral José Manuel Barroso rejoint Goldman Sachs en 2016 [[3]].
Cette banque américaine s’est illustrée [[4]] dès les années 2000, en aidant la Grèce à rester dans l’Euro par des subterfuges comptables, mélangeant ainsi intérêts privés et publics. En 2008, la crise des subprimes met un coup de frein sévère à l’économie mondiale. Goldman Sachs, banque influente de Wall Street, est alors désignée comme un des contributeurs majeurs aux conséquences dramatiques qui suivirent : des millions d’emplois détruits et l’envol des dettes publiques, de part et d’autre de l’Atlantique.
2008 est aussi l’année de l’initialisation par la Commission européenne, sous la présidence de M. Barroso, et par le Canada des négociations de l’AECG – CETA.
La succession est assurée par Jean-Claude Juncker, alors que le traité de libéralisation des échanges est en cours de finalisation entre l’U.E. et le Canada.
Premier ministre luxembourgeois avant sa prise de fonction à la présidence de la Commission européenne, monsieur Juncker est un acteur des accords d’évitement fiscal entre les multinationales et le duché du Luxembourg. Ces intrigues, qui succèdent aux précédentes liées à Clearstream [[5]], sont révélées par le scandale Luxleaks qui vaut à un lanceur d’alerte d’être poursuivi par le cabinet d’audit PwC [[6]].
- Le Commissaire européen au commerce
La mission confiée au Commissaire européen chargé du commerce est de conclure le traité transatlantique d’une part (TAFTA – TTIP), et l’AECG – CETA d’autre part.
A la fin de 2014, Cecilia Malmström prend la succession de Karel de Gucht. Ce dernier est décrit comme ayant une doctrine libérale inflexible [[7]].
Plus habile en matière de négociation, madame Malmström semble prendre acte de la montée des critiques envers les grands traités de libre échange, notamment celles venant du Parlement européen.
L’analyse montre qu’afficher cette prise en compte de la contestation du Parlement est tactique pour une raison majeure : pas d’aval du Parlement européen, pas de traité.
En 2015, la Commissaire européenne au commerce se fait conseiller par un avocat, spécialisé dans les relations transatlantiques. Jan E. Frydman [[8]] a fait plusieurs allers-retours (revolving doors) entre les institutions européennes et des entreprises privées, dont certaines défendent des entreprises qui demandent réparation après des décisions d’un Etat allant à l’encontre de leurs intérêts économiques : un cas typique de ce que pourrait être le tribunal arbitral de l’AECG – CETA ou du TAFTA.
Lors de sa nomination auprès de Cecilia Malmström, il était toujours en poste dans un cabinet (Ekenberg & Andersson) : la Commission européenne présidée par monsieur Juncker n’a pas vu de conflit d’intérêt. Le mandat de cet avocat auprès de madame Malmström court jusqu’en 2016, année prévue pour la validation de l’AECG – CETA.
- La ministre du commerce international du Canada
Christina Alexendra (Chrystia) Freeland supervise le travail des négociateurs canadiens et s’est impliquée dans les négociations.
Elle a été durant plusieurs années une journaliste pour des titres du monde de la finance et de l’économie : The Financial Time et The Economist. Elle grandit dans l’univers des juristes où ses parents exerçaient professionnellement. Madame Freeland est, comme l’était son père, membre du Parti Libéral du Canada. En Novembre 2015, le Premier ministre Justin Trudeau la choisit comme ministre du commerce international.
Alors que les opposants au traité AECG – CETA craignent que le Canada soit le « cheval de Troie » des USA, Christina Freeland apparait aussi dans l’organigramme du comité canadien traitant des relations entre les Etats-Unis et le Canada : elle en est la présidente [[9]].
L’ensemble de ces informations sont regroupées sur la figure suivante :
A ce stade, les preuves apportées permettent de démontrer que le traité a un contenu issu du modèle libéral.
Ces éléments montrent également la porosité des parois entre institutions publiques et monde des affaires, parois que franchissent les représentants européens avec le risque ne pas s’être totalement défait de l’emprise du secteur privé. Ainsi, le concept de « revolving door » est présent à deux reprises sur le schéma : JM Barroso et Jan E. Frydman.
Le schéma met également en évidence l’existence d’une possible passerelle entre l’AECG – CETA et les USA via Madame Freeland : l’imperméabilité entre ses deux axes de travail n’a pas pu être établi.
- La société civile, les ONG : contre-influence et rapport de force asymétrique
Alors que les négociations sont conduites dans une grande opacité, une fuite permet, en Août 2014 [[10]], d’accéder à une partie du contenu du document et des accords envisagés par les deux protagonistes.
Plus de 500 organisations [[11]] déjà engagées dans la lutte contre le TAFTA (TTIP) sont également impliquées pour faire ralentir la mise en œuvre de l’AECG – CETA et aboutir à son abandon.
Sont mentionnées les organisations usuelles et chevronnées pour ce genre de contre-influence, comme ‘Les amis de la Terre’, ‘Attac’, ‘Confédération paysanne’, ‘Foodwatch’, ‘France nature environnement’, ‘Greenpeace’, etc….
La société civile s’engage également par le biais de travaux d’universitaires. C’est le cas, même outre-Atlantique, avec Pierre Kohler et Servaas Storm de l’université de Tufts (USA) [[12]] qui donnent un autre point de vue du traité AECG – CETA.
Les récents événements montrent que malgré un soutien rapide et massif à Paul Magnette, des manifestations en différents points de l’Europe en opposition à l’AECG – CETA, Justin Trudeau s’est rendu en Europe pour signer le traité le 30 octobre 2016 [[13]].
- L’influence par la communication
Trois grandes catégories de contenu sont émises par les promoteurs du traité.
- Susciter la peur des conséquences d’un événement
Que se passerait-il si un Etat ou le Parlement européen avait l’audace de conduire le traité vers l’échec ?
Jean-Claude Juncker écrit à Paul Magnette, à propos du traité AECG – CETA, et précise qu’il serait bien que la Wallonie revoit sa position : « Car l’enjeu est de taille. Les accords commerciaux de l’Union Européenne ont été et seront une source précieuse de création de richesse et d’emploi en Europe dont l’Europe ne saurait se passer. » [[14]].
Cecilia Malmström Commissaire européen chargée du commerce, déclare le 18 octobre 2016 [[15]] : « Si nous ne pouvons pas signer un très bon accord avec un pays comme le Canada (…), bien sûr le reste du monde se demandera si l’Europe est un partenaire fiable ».
Ces propos sont repris de façon mimétique par les représentants européens [[16]]: Jean-Claude Juncker, Donald Tusk annonçant que le « Ceta could be our last free trade agreement »
- Rassurer, en rendant le traité sociologiquement acceptable.
Sur la page consacrée à l’AECG – CETA, la Commission européenne prend soin de mentionner les avantages majeurs qu’il serait possible d’en tirer [[17]] :
- « il (le traité) offrira aux entreprises de l’UE des débouchés commerciaux plus nombreux et de meilleure qualité au Canada et soutiendra la création d’emplois en Europe ».
- S’ajoutant à la suppression des droits de douane, cela permettra l’ouverture du « marché des services, et offrira aux investisseurs un environnement prévisible ».
- Quelques lignes plus loin, « Toutes les garanties nécessaires ont été prises pour que l’accord ne génère pas de bénéfices économiques au détriment de la démocratie, de l’environnement ou de la santé et de la sécurité des consommateurs. »
Une partie des développements sont au conditionnel (« pourrait » « devrait ») et ces éléments dans la page Internet conservent cet ordre : ce qui touche au bien commun de tous les européens n’arrive… qu’en dernière place, après la suppression des droits de douane, libéraliser le commerce des services, encourager l’investissement.
Le courrier (déjà cité) de JC Juncker à Paul Magnette contient la même méthode de communication rassurante.
- S’aventurer sur le terrain des émotions et des démonstrations de force.
Cette forme a été utilisée par Christina Freeland (ministre du commerce du Canada). Ainsi, faisant part de sa déception, elle ajoute « Mais il semble évident que l’UE n’est pas capable maintenant d’avoir un accord international, même avec un pays qui a des valeurs si européennes que le Canada, même avec un pays si gentil, si patient.”
Le site Internet de Global News (Canada) mentionnait les propos de madame Freeland, alors que ses discussions avec les Wallons n’avaient pas abouti : « the European Union is incapable of reaching an agreement ». Dans le même article, le parti conservateur canadien lui demandait de « relever ces manches et de ne pas partir de Belgique ». (V.O. :« roll up your sleeves and don’t leave (ndr : la Belgique) »).
Sur le plan émotionnelle, elle paraissait très affectée dans un reportage diffusé lors d’un journal télévisé outre atlantique [[18]].
En conclusion, la recherche du renseignement et son traitement, permet de constituer des bases d’analyse.
Dans cet exemple, la concordance de courants de pensée identiques au sein des concepteurs de l’AECG – CETA donne la tonalité du contenu du traité, sans même avoir la nécessité immédiate d’aller en lire le détail.
La collecte d’informations et leur rapprochement autorisent la mise en évidence de pratiques régulières, comme l’aller-retour fréquent entre institution européenne et secteur privé, nommé « revolving door », avec les risques de conflits d’intérêt qui y sont attachés.
Enfin, mettre en œuvre l’Intelligence Economique inclut la connaissance des modes de communication utilisés par un acteur, quel qu’il soit.
Dans le cadre de la prise de décision, cette étude doit permettre une plus grande insensibilité aux messages émis par leurs auteurs, pour éviter la manipulation en s’attachant aux faits et aux éléments les plus objectifs possibles.
Dans cette approche du traité AECG – CETA, les facteurs émotionnels (compassion, affect, peur) tout comme les argumentations non valorisées ou conditionnelles devraient ainsi être évités.
Par Arno Delanchy, promotion 2016-2017 du M2 IESC
[1] CETA : Comprehensive Economic and Trade Agreement. Il est appelé AECG Accord Economique et Commercial Global en Europe et sur le site de la commission européenne dans la thématique « Trade / commerce »
[2] Editorial journal_Le_Monde_11-juillet-2016
[3] Article de TV5-Monde_09-07-2016
[4] Article du journal_Le_Monde_11-juillet-2016
[5] Voir le film « L’Enquête » 2014 sur la base du travail d’enquête du journaliste Denis Robert, et ses publications
[6] Interview de Denis_Robert
et article journal Le Monde 6 février 2015 pwc-promotion-de-l-evasion-fiscale
[7] Article journal Le Monde 2 mars 2016 europe-et-le-canada–faire-taire-les-critiques
[8] Article journal Le Monde 06 avril 2015 avocat-controverse-pour-conseiller-bruxelles
[9] Parlement du Canada : fiche biographique de Chistina Freeland
[10] Le contenu de 500 pages est révélé par une télévision allemande site_chaine_tv_tagesschau.de
[11] Liste des organisations, partie adversaire des partisans du CETA / TAFTA accès_au_fichier_pdf
[12] Site de l’université de Tufts et de l’institut GDAE : publication sur la simulation de la mise en œuvre du CETA
[13] Le traité de libre échange AECG – CETA signé – Article du journal Le Monde – 30-10-2016
[14] Courrier de JC Juncker, Président de la Commission européenne à Paul Magnette, daté du 20 octobre 2016.
[15] Vidéo présente sur le site de la dépêche site de la dépêche
[16] Journal télévisé CBC news le 21 octobre 2016 à partir de la 2ème minute.
[17] Page consacrée au traité AECG – CETA sur le site de la commission européenne _ dernière modification enregistrée le 11 oct 2016.
[18] Journal télévisé CBC news le 21 octobre 2016 à partir de la 3ème minute.